Imaginez un groupe de gens : vous pouvez choisir le
contexte social et affectif qui vous « parle » le mieux, peu importe, car on dégagera des constantes comportementales collectives indépendantes de la CSP et du type de groupe.
Imaginez donc, à votre guise, une famille, un groupe de collègues, de potes, des couples, des forums, des sites, des blogs, une émission de télé, de radio, un repas entre amis, bref des assemblées diverses, officielles ou non, IRL ou virtuelles.
Visualisez une femme ou plusieurs dans ce groupe donné. Vous y êtes ? ok. Maintenant, visualisez-la dans trois situations précises de prise de parole, que cette parole soit orale et physiquement
adressée au groupe ou écrite et mise en ligne face à ce groupe :
- Elle est en train de contrer un argument qui lui paraît sexiste
- Elle défend un argument féministe
- Elle dit simplement « Je suis féministe »
Ce n’est plus une femme : c’est une emmerdeuse. Elle n’est pas drôle (ou ne l’est plus). Elle est « lourde ». Elle est hystérique. Elle a besoin d’un bon coup de bite. Elle saoule. Sérieux, elle saoule, quoi.
Il y a peu, j’écrivais que pour briser les codes sociaux, quels qu’ils soient, il faut avoir du courage. Je le réaffirme aujourd’hui, sans qu’il soit pour autant question de nous décerner des médailles, mais toute personne qui a un jour élevé la voix contre un ordre établi sait de quoi je parle.
Briser les codes (et pas uniquement sur le web hein, on parle ici des luttes 2.0 ET des luttes de terrain, bien que le web soit lui aussi une forme de « terrain ») demande de la volonté, du cran, un mental d’acier, et de l’endurance.
Cela exige aussi qu’on soit à même d’assumer le regard des autres, très majoritairement négatif. Oui, négatif. Le soutien militant en interne ne compense pas la violence du rejet global.
Briser les codes, lutter, militer au quotidien, ça demande également de la force. Celle d’accepter que notre entourage proche, notre famille, nos collègues, nos enfants, nos amis, ne comprennent pas forcément ce qui nous pousse à refuser de nous taire, et ce qui fait de nous une personne aussi « chiante » et « pénible ».
Mais ça exige surtout, et c’est là qu’on a besoin d’être, à l’intérieur de soi, d’une solidité à toute épreuve, l’audace de l’indifférence absolue à l’opinion d’autrui tout en étant capable d’aller interpeler cette opinion rétive au changement. Être féministe n’est pas une posture passive, mais le choix de poser des actes quotidiens, au détriment de la récompense sociale que constitue l’approbation des autres.
Car briser les codes, c’est renoncer définitivement à chercher cette approbation, et accepter une fois pour toutes qu’il faut en avoir bien fini avec la démarche de réassurance narcissique, car elle ne viendra jamais du militantisme. Celle ou celui qui vous affirme que militer est une forme de narcissisme est probablement quelqu’un qui se contente de s’écouter parler face à une assemblée préalablement acquise à sa cause et à sa petite personne, et qui n’a jamais retroussé ses manches pour aller s’exprimer et lutter dans le vrai monde, celui qui n’est ni réceptif ni bien disposé à l’égard de l’égalité totale (ou, comme le prétendent nos détracteurs, du « totalitarisme égalitaire »).
Être féministe, c’est aussi l’assurance de passer pour une hystérique, une conne, une pouffiasse, une mal baisée, une emmerdeuse, une fille qui n’a pas d’humour, une mauvaise mère, une mauvaise épouse, une mauvaise travailleuse, une personne « pas corpo », une empêcheuse de régner en rond, une femme qui ne « comprend pas », qui « devrait arrêter », qui « exagère », qui « voit le mal partout », qui « veut se rendre intéressante », qui « cherche la merde ».
C’est remettre cent fois son ouvrage sur le métier en sachant parfaitement que viendront, toujours, et très très vite, les insultes, les menaces, le discrédit, l’incompréhension, le mépris, les moqueries, le rejet, la violence et la hargne.
Et être féministe, c’est ne pas avoir peur. Ni d’être seule, ni d’être plusieurs, ni d’être avec, ni d’être contre, ni d’être trop, ou pas assez, ou pas correctement.
C’est refuser de poser des actes en fonction du droit des autres à nous prescrire leur signification symbolique. C’est s’affranchir de ce regard et en être plus heureuse, plus sereine, plus forte, plus égale en somme, même sous un déluge de haine.
J’accueille aujourd’hui cette haine avec une indifférence si totale que j’ai presque du mal à me souvenir de ce que je ressentais, il y a encore 5 ans, quand on me promettait de me saigner comme une truie, ou de me violer parce que c’était tout ce que je « méritais ». Quand après une intervention publique je recevais des mails orduriers. Quand suite à un article on m’insultait copieusement. Quand ma famille me regardait avec horreur parce que j’avais repris mes études en laissant à mon mari le soin de s’occuper de nos enfants pendant que j’étais à la fac, après une journée/semaine de boulot. Quand certains de mes amis ont préféré se détourner de moi parce que j’étais devenue « pas marrante ».
Aujourd’hui tout cela me laisse froide. On me traite toujours de grosse pute, de salope, de pourriture, de connasse, de mal baisée, et dans un registre plus calme, on m’explique toujours à quel point le féminisme c’est de la merde, à quel point je me fourvoie, à quel point nous avons toutes tort, à quel point « nous exagérons ». Je ne fais même plus semblant de m’en préoccuper, j’en ai fini avec le regard des autres. Il ne m’intéresse pas.
J’ai toujours été brutale et ça me convient parfaitement. Quand j’avais 20 ans on me reprochait déjà de me comporter « comme un vrai mec » et aujourd’hui, même avec du vernis sur les ongles et du fard à paupières, mon comportement est, plus que jamais, celui d’une femme qui a choisi d’oublier la place que la société lui assigne. Je n’ai plus à me faire passer pour ce que je suis pas, et je n’ai pas besoin d’être approuvée pour valider mes prises de position.
Mais j’ai morflé plus souvent qu’à mon tour et ça, je ne l’ai pas oublié. Alors même si je suis entièrement d’accord avec cet article paru chez Reflets sur l’indignation 2.0, il n’en reste pas moins que lorsqu’on est à la fois un(e) militant(e) de terrain ET qu’on publie régulièrement, on sait à quel point la violence virtuelle peut faire mouche, et mettre à genoux. Tout autant que la violence de terrain.
Aujourd’hui, j’avais donc envie de rendre hommage à toutes les féministes de mon entourage, qui luttent ici et IRL. Et qui affrontent jour après jour les insultes et le discrédit. Celles qui, sur le web et dans leur quotidien, ont choisi de ne pas cautionner, et de se dresser contre l’ordre établi, même si la facture est souvent salée.
Celles qui ont la patience d’expliquer la convergence des luttes, le sexisme au sein de certaines communautés, le mansplaining, la culture du viol, et bien d’autres choses encore. Celles qui doivent répéter, encore et encore, que lutter contre le patriarcat n’est pas lutter contre les hommes, et qui supportent patiemment (ou pas) qu’on leur rie au nez.
Celles qui continuent à se battre parce qu’elles savent qu’elles contribuent, chacune à leur façon, chacune à leur échelle, à l’évolution d’une société qui n’a pas été pensée pour elles ni par elles mais à leurs dépens. Celles qui savent que les filles de leurs détracteurs recueilleront, dans quelques années, les fruits de leurs combats, et que cette évidence justifie à elle seule de ne jamais baisser les bras.
Elles ont 20 ans, 40 ou 60, elles ont chacune une personnalité unique, elles n’utilisent pas toutes les mêmes moyens, et nous divergeons parfois sur certains points. Il arrive même que nous exprimions des désaccords frontaux sur notre façon de militer mais comme le disait Martine Storti au dernier congrès du Planning Familial, pourquoi les dissensions paraissent-elles normales au sein de n’importe quel mouvement politique tandis qu’on exige du féminisme une unité totale ?
Le féminisme n’a pas à être unique, il a simplement une raison d’être. C’est tout ce qui compte. Il n’est pas divisé, il est multiple. Je peux être allergique à OLF mais relayer avec conviction une de leurs campagnes. Puis en critiquer une autre. Je peux hurler devant un argument abolitionniste mais approuver chaudement une abolitionniste engagée contre la traite des femmes. Cela n’invalide en rien la cohésion globale.
Alors je rends hommage aux camarades qui, loin de céder à la facilité du prêche en vase clos, vont quotidiennement de l’avant en portant la parole féministe haut et fort, dans des cercles non conquis, non acquis. Elles encaissent tout, elles prennent cher, et elles y retournent. On les conspue, on les insulte, on tente de les ridiculiser, on critique leur ton, leurs mots, leur attitude, leurs parcours, leurs choix, on essaie coûte que coûte d’invalider leur action, mais elles tiennent bon.
Je vous rends hommage, je vous applaudis et je nous engage toutes à continuer. La semaine a été rude, le mois n’a pas été extra, l’année a démarré morose, mais les dernières décennies nous ont fait des promesses. Soyons fières de les tenir.
A-C Husson / (Site : Ca fait genre)
ValérieCG / (Site : Crêpe Georgette)
Mar_Lard /
ProseFTW / (Site : Prose (et quelques vers))
Mélange Instable / (Site : Mélange
instable)
Tanxxx / (Site : Tanxxx)
Lauren Plume / (Site : Les questions composent)
Scolastik
Morgane Merteuil (Site : STRASS)
Just_Spleen
LesDégenreuses (Site : Les dégenreuses)
Antisexisme (Site : Sexisme et sciences humaines –
Féminsisme)
Kamille (Site : La fabrique d’hirondelles)
Dame_Moustache / (Site : Égalitariste)
Ovidie / (Site chez Métro France)
Lady_Pora / (Site : Transsorceleuse)
Contrées Zinzolines / (Site : Zinzolines)
Clarisse Clirstrim
Dariamarx / (Site : Dariamarx)
Olympe / (Site : Le plafond de verre)
Koala / (Site : Le blog de Koala)
Evelyne Dahlia / (Site : Garageland)
Dame_Fanny / (Site : Café langues de putes)
Eve_Robert / (Site : Le mauvais genre)
PoulePondeuse / (Site : La Poule Pondeuse)
Johanna Luyssen / (Red chef adjointe de Causette)
Placardobalais / (Site : Les vitamines du bonheur)
Diane St Réquier / (Site : L’actu à la loupe)
_LaMarquise / (Site : Le cérébro)
Entrailles / (Site : Les entrailles de Mademoiselle)
PS : Je n’ai pas cité d’hommes, bien qu’il y ait des activistes enthousiastes dans mon entourage, mais ce billet est un temps de non mixité symbolique. Merci de votre compréhension, les gars.
PS2 : J’aurai forcément oublié des gens. Signalez-vous, je complèterai.
PS3 : Il est de notoriété publique que je manie l’arbitraire avec une aisance totale en ce qui concerne les commentaires, n’hésitant pas à les fermer quand je n’ouvre aucun débat. Aujourd’hui je vous propose autre chose : la semaine féministe a été rude pour pas mal des camarades, donc commentez si vous voulez, mais uniquement pour être SYMPAS. Sinon, je vire. Pourquoi ? Parce que.
tiré de http://www.acontrario.net