Ce n’est pas dans ce torchon mensonger qu’est devenu depuis
longtemps Le
Mondeque tu trouveras des informations fiables sur la situation en Tunisie (ni non plus, évidemment, dans la litanie de fausses nouvelles, amalgames et rumeurs policières débitée depuis peu
par les infiltrés identitaires de « Lieux Communs »). Voici donc, pour publication sur Le Jura Libertaire :
— un film « documentaire » en deux volets tourné cet été dans la petite ville de Thala […] ;
et provenant tout de même de « leur presse » :
— l’article d’un journaliste free-lance sur ce qui s’est passé à Thala le jour des élections : la police ayant tenté de profiter de l’occasion pour réinvestir la ville, il n’a pas
fallu vingt
minutes à la population pour l’en chasser une fois de plus :
Thala : Point à la mi-journée #tnelec
Les habitants de Thala se sont déplacés très nombreux dès l’ouverture des bureaux de vote.
En arrivant ce matin vers les bureaux de vote, la calme était impressionnant. Des doigts bleus circulent, les gens parlent entre eux et ont visiblement très envie de débattre. Les hommes et les
femmes font la queue tranquillement en attendant leur tour.
Un dispositif de sécurité spécial a été aménagé, 1000 soldats et agents de sécurité sont présents (aucun policiers). Beaucoup de sourires, beaucoup de monde. Les enfants jouent au milieu des
cours d’école érigées en bureaux de vote pour cette journée historique.
Au bureau numéro 2, école anciennement appelée Thakafa, mais renommée, comme les cinq autres, du nom du martyr qui y étudiait. Celle-ci s’appellera Ahmed Yassine RTIBI. J’y croise des militaires
qui sortent d’un bureau, avec un sourire béant sur le visage, l’un porte une petite caméra, l’autre un appareil photo. Ils m’interpellent et… me saluent, me demandent comment je vais et me
souhaite bonne chance. Puis repartent gaiement.
Après la longue attente, une cigarette bien méritée le doigt tinté de bleu bien en l’air.
Les habitants ont l’air de prendre très au sérieux leur possibilité nouvelle de voter.
Hélas, dans le troisième bureau, j’aperçois un rassemblement, on m’explique qu’un certain nombre de citoyens sont dans l’impossibilité de voter. Non inscrits, ils ont envoyé le sms demandé par
l’ISIE pour savoir où se rendre, mais les réponses sont désopilantes, on dit aux uns et aux autres d’aller à des bureaux de Gasserine, Gafsa ou même Tunis (voir par ailleurs).
Suite à un mouvement de foule en direction du gouvernorat, un bus de policiers débarque en ville, alors que les habitants n’en avaient presque pas (voire jamais) vus depuis la fin de la
révolution. Ils sont entrés dans une école pour disperser un peu la foule (partie du bureau 3, eux sont entrés au bureau 1…), ce qui a immédiatement fait réagir les habitants. Encore sous le choc
de leur infâme traitement pendant la révolution, des jeunes ont aussitôt lancé des pierres aux forces de l’ordre, la mère d’un martyr a voulu les chasser. Les militaires présents, sous l’égide de
leur colonel (qui avait été le premier à réagir contre les BOPs pendant la répression de janvier dernier, lors d’un enterrement où la police avait tiré sur le peuple) sont rapidement intervenus,
et ont fait en sorte que la police quitte la ville. Cette scène, qui na duré qu’une vingtaine de minutes, rappelle à quel point le spectre de la répression est encore présent dans les têtes, et à
quel point la tension peut monter d’un coup.
Le cours du vote a repris son rythme halletant avant midi.
Paolo Kahn – Nawaat.org, 23 octobre 2011.
— l’interview très instructive, malgré son titre racoleur, et quoique elle pèche un peu par orgueil, sous-estimant justement le rôle crucial de Thala (puis Kasserine) dans l’explosion de janvier, d’un militant de base de Sidi Bouzid :
Connaissez-vous Slimane Rouissi, l’homme qui a lancé la révolution tunisienne ?
Les médias ont choisi de porter au pinacle les jeunes blogueurs et les « Twittos » de Tunis qui ont participé à la révolution. Pourtant, c’est par une poignée de quadragénaires de Sidi Bouzid que
tout à commencé. L’un de ces militants, inconnu du grand public, revient sur ces quelques mois qui ont changé la Tunisie et le monde arabe. Pour de nombreuses raisons, il a le sentiment qu’on lui
a volé sa révolution.
Rencontre avec Slimane Rouissi, par Julien Pain et Sarra Grira.
Slimane Rouissi dans les locaux de Reporters Sans Frontières à Tunis
Nous avions rencontré Slimane Rouissi six mois avant la révolution tunisienne. Il nous avait alertés sur la mobilisation de paysans, dans la région de Sidi Bouzid, qui protestaient contre un
programme d’expropriations.
Une affaire qui à l’époque n’avait pas été relayée par les médias internationaux car son impact paraissait uniquement local. Il s’avère pourtant que c’est de cette région, et de ce mouvement de
protestation, qu’est ensuite née la révolution tunisienne. Car le 17 décembre, lorsque le jeune Mohamed Bouazizi s’immole devant la préfecture de Sidi Bouzid, c’est un petit groupe de
syndicalistes, les mêmes qui avaient soutenu les paysans quelques mois auparavant, qui monteront au créneau. Cette poignée d’hommes va alors sciemment utiliser l’affaire Bouazizi pour soulever le
peuple dans leur ville. Ils sont toutefois loin d’imaginer que leur mouvement aboutira un mois plus tard à la chute de Ben Ali. Et que près d’un an après, l’onde de choc s’en ferait encore sentir
jusqu’au portes de Damas.
Slimane Rouissi est un de ces quelques syndicalistes par qui tout à commencé. La cinquantaine bedonnante et joviale, il ne correspond pas au portrait type du révolutionnaire tunisien dressé par
les médias. Avec le recul, on peut pourtant affirmer qu’il a eu une influence déterminante sur cette révolution qui a changé la face du monde.
Notre première question a porté sur l’immolation de Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid. Les médias ont toujours parlé de cet acte terrible comme de l’étincelle qui a enflammé la région, puis tout le
pays. La version de l’incident qui circulait au début de la révolution voulait que Mohamed Bouazizi ait été giflé par une policière et que ce soit ce geste qui a poussé le jeune vendeur ambulant,
écœuré par des brimades à répétition, à s’immoler. Pourtant, en avril dernier, la policière censée avoir giflé Bouazizi, Fadia Hamdi, a été innocentée et libérée après quatre mois de prison. J’ai
donc demandé à Slimane s’il avait des remords concernant le sort de cette policière, qui n’était pas le monstre qu’on avait dépeint à l’époque.
« Certains ont affirmé que Bouazizi était un ivrogne et un voyou. C’est faux. »
« Nous n’avons jamais eu l’intention de rendre Fadia Hamdi responsable de la mort de Mohamed Bouazizi. Après tout, elle aussi est en quelque sorte victime de ce système, elle n’avait pas d’autre
choix que d’obéir aux ordres. Il ne faut pas oublier que l’ancien régime harcelait même ses propres fonctionnaires. D’après les informations que j’ai pu recueillir auprès de témoins de la scène,
il y a certes eu une altercation entre Mohamed Bouazizi et Fadia Hamdi, mais elle ne l’a jamais frappé. Je pense toutefois que cet épisode n’est qu’un détail et que le plus important demeure le
sentiment d’oppression qui a poussé Bouazizi à commettre cet acte.
J’ai rencontré Mohamed Bouazizi le 15 juillet 2010, lors de la mobilisation des agriculteurs de Regueb [dans les environs de Sidi Bouzid].
Son oncle faisait partie des paysans qui ont été privés de leurs terres. Cette histoire est en relation directe avec l’immolation de Bouazizi car ce dernier travaillait depuis 2006 avec son oncle
à Regueb et que toute sa famille a été obligée de se déplacer à Sidi Bouzid après cette spoliation. Je connais bien Mohamed, qui était un jeune homme courageux qui n’avait pas froid aux yeux.
Certains ont prétendu par la suite que c’était un ivrogne et un voyou. Cela n’est pas vrai et ces rumeurs ne sont que le fait de contre-révolutionnaires ou de soutiens de Fadia Hamdi qui
cherchaient à l’innocenter par tous les moyens. Certains se sont également demandé si Mohamed Bouazizi avait toute sa tête pour commettre un tel acte désespéré. Personnellement, je pense
que cette immolation n’était pas tout à fait intentionnelle : Mohamed s’était versé du dissolvant en menaçant de s’immoler si on ne le laissait pas voir le Gouverneur [Préfet]. Il proférait
toujours ces menaces en allumant le briquet. Ce n’est qu’une interprétation, mais je pense que Mohamed Bouazizi menaçait de s’immoler, mais n’avait pas réellement l’intention de le faire. »
Nous avons ensuite demandé à Slimane si lui et les syndicalistes de Sidi Bouzid avaient intentionnellement monté en épingle l’affaire Bouazizi. Et comment ils étaient parvenus à faire de cet
incident, somme toute mineur, le déclencheur de la révolution.
« Mohamed Bouazizi n’était pas le premier à se suicider dans la région. Mais son acte a pu être utilisé car il avait une dimension symbolique »
« Les conditions d’un soulèvement étaient réunies à Sidi Bouzid depuis plus de deux ans. Durant les dernières semaines qui ont précédé le 17 décembre [date de l’immolation de Bouazizi], il y
avait des mobilisations quasi hebdomadaires où j’étais présent avec mes camarades militants. Il y a eu par exemple un sit-in d’ouvriers à Meknassi [petite ville de la région de Sidi Bouzid] en
juillet 2010. Des travailleurs qui avaient été licenciés sans être payés par un des membres de la famille Trabelsi [la belle-famillle de l’ancien Président Ben Ali]. Mais la mobilisation
déterminante demeure sans aucun doute celle des agriculteurs de Regueb. Je considère pour ma part le 15 juillet comme la véritable date du début de la révolution tunisienne. En tout cas, il
faut bien comprendre qu’une révolution n’arrive jamais par hasard.
Mohamed Bouazizi n’était pas le premier à se suicider dans la région, il y a eu d’autres cas avant lui. Mais son acte a pu être utilisé par les militants pour enclencher une révolution car il
avait une dimension symbolique : il s’était immolé devant le siège du gouvernorat de Sidi Bouzid et sa situation était intimement liée à la cause des agriculteurs de Regueb. Dès lors, il a
personnifié le cumul des injustices dont beaucoup souffraient comme lui.
Cela fait des années que nous nous mobilisons et nous avons beaucoup appris des événements précédents. Nous avons par exemple retenu des leçons données par les blogueurs iraniens en 2007 et nous
avons compris que la toile pouvait être un bon moyen de mobiliser les citoyens. Nous avons aussi tiré des leçons des événements du bassin minier en 2008 [des ouvriers chômeurs s’étaient mobilisés
pour dénoncer la corruption et les conditions dans lesquelles ils vivaient. Une mobilisation violement réprimée]. Nous avions expérimenté les limites du régionalisme qui avait fait avorter notre
mouvement. De même, les confrontations entre les habitants de Ben Guerden et Dhehiba et les forces de police en août 2010 nous ont appris à mieux faire face à la police. Nous avons compris qu’il
fallait être sur le terrain, mais également sur Facebook et Twitter, sans oublier de nouer des relations avec les médias. Ayant conscience de tout cela, nous nous sommes réunis le 24 décembre
2010 à Chebba [petite ville au nord de Sidi Bouzid] au siège du PDP (le Parti Démocrate Progressiste) avec différents militants politiques et syndicalistes. C’était au lendemain de la mort de
Mohamed Ammari à Menzel Bouzayane [région de Sidi Bouzid], le premier tué de la révolution. C’est ce jour là que nous avons décrété que cette mort ne passerait pas et que nous irions jusqu’au
bout. »
Nous avons ensuite interrogé Slimane sur ces militants qui ont su utiliser l’affaire Bouazizi pour lancer la révolution. Qui sont-ils ? Combien étaient-ils ?
« Les leaders du mouvement se comptaient sur les doigts d’une main. J’en faisais partie. »
« Quand je parle des militants politiques et syndicalistes qui ont lancé le mouvement, je fais référence à un groupe qui ne dépasse pas 50 personnes, mais qui avait une grande capacité de
mobilisation. Nous avions acquis une crédibilité auprès des habitants et nous étions écoutés quand on appelait à des actions militantes. Au sein de ce groupe d’une cinquantaine personne, il y
avait bien sûr des leaders, qui se comptent sur les doigts d’une seule main. J’en faisais partie. Il y a beaucoup de choses à dire sur la véritable manière avec laquelle nous avons mené cette
révolution, comme par exemple sur la façon dont nous sommes parvenus à élargir notre champ d’action et ne pas le cantonner à Sidi Bouzid. Nous avons par exemple encadré les jeunes et leur avons
conseillé de se mobiliser de nuit. Mais nous ne pouvons pas encore tout révéler. Les forces contre-révolutionnaires sont encore là et il faut rester prudent. Le ministère de l’Intérieur n’a
toujours pas été réformé et les snipers du RCD sont toujours en liberté. Nos noms sont peut-être méconnus du grand public, mais la police politique elle nous connaît très bien.»
Slimane Rouissi et Julien Pain
Nous avons donc demandé à Slimane comment il vivait la médiatisation des « héros » de Tunis, les blogueurs et les activistes de la capitale qui ont été portés aux nues par les médias ?
« Je ne nie pas la participation de ceux que l’on voit à la télé, mais leur apport à la révolution n’a pas été déterminant »
« Certains sont conscients de l’impact que nous avons eu : au lendemain de la fuite de Ben Ali, je recevais personnellement des messages et des coups de fil d’Égyptiens qui me demandaient conseil
pour leur mobilisation contre Moubarak. Mais il y a un jeu politique. À l’intérieur comme à l’extérieur du pays, des gens fabriquent des symboles révolutionnaires et les médiatisent. Le fait même
de retenir la date du 14 janvier [le départ de Ben Ali] pour cette révolution, au lieu de celle du 17 décembre [l’immolation de Bouazizi] qui en est le point de départ, n’est que de la
désinformation. Je ne nie pas la participation de ceux qu’on voit à la télé, mais leur apport à la révolution n’a pas été déterminant. On marginalise les figures qui ont réellement été à
l’origine de cette révolution. Nous autres militants de Sidi Bouzid, nous sommes donc aussi marginalisés que notre région. Les médias n’ont pas cherché à nous contacter après le 14 janvier. Pour
ma part, je n’ai pas d’ambition politique ou médiatique. Tout ce qui m’importe c’est la réalisation de nos objectifs révolutionnaires.»
Slimane est loin de considérer que la révolution tunisienne a abouti. Et les résultats des élections dans sa région semblent lui donner raison. À l’heure où j’écris cet article, les résultats
définitifs n’ont pas été annoncés, mais d’après les estimations, ce sont d’anciens membres du RCD, le parti de Ben Ali, qui sont arrivés largement en tête.
« Les résultats des élections à Sidi Bouzid m’ont choqué et déçu »
« Je n’ai pas voté dimanche car je constate que les forces contre-révolutionnaires sont toujours présentes. Mais je n’ai pas encouragé les gens à boycotter le scrutin. Selon les derniers
résultats à Sidi Bouzid, Ennahdha aurait recueilli 25% des voix et La Pétition populaire 50%. Cette dernière liste est conduite par Hechmi Hamdi, patron de la chaîne privée « Al Mostakella », qui
est un ancien du RCD, comme d’ailleurs bon nombre de ses partisans. Les 25% restant reviennent à une liste indépendante conduite par un certain Iléhi, lui aussi ancien membre du RCD.
Ces résultats m’ont choqué et déçu. J’ai fait le tour des villages de la région de Sidi Bouzid : Manzel Bouzayen, Regueb, Wled Haffouz ou Ben Aoun. Là-bas j’ai rencontré des personnes qui avaient
voté pour la Pétition parce que son leader promettait 200 dinars [100 euros] de prime aux chômeurs, ou simplement parce qu’il était de Sidi Bouzid et qu’ils ne voulaient pas d’un président qui
vienne de la région côtière du Sahel [région dont sont originaires les deux anciens présidents tunisiens]. Et puis la machine du RCD [parti dissout] s’est mise en branle et ses partisans ont
encouragé les gens à voter pour cette liste. Enfin, je ne pense pas que les électeurs sachent tous que La Pétition était une liste d’anciens membres du RCD. Ils ont juste été attirés par
ses promesses. »
Alors que Slimane et ses confrères syndicalistes ont réussi à déclencher une révolution il y quelques mois, ils semblent aujourd’hui incapables d’enrayer le retour en force des acolytes de Ben
Ali. Comment en si peu de temps ont-ils perdu leur capacité de mobilisation ?
« Je suis le seul à ne pas avoir rejoint de parti. Les leaders ont déserté le terrain. »
« Du temps de Ben Ali, la situation était plus simple : il y avait le peuple contre le RCD et il suffisait d’appeler à manifester pour que les gens viennent. Mais depuis, les leaders de la
contestation ont rejoint des partis. Et désormais ils doivent demander la permission de leur organisation pour lancer un mot d’ordre. Il est aujourd’hui impossible de rassembler tout le monde
sous une même bannière.
Les leaders de Sidi Bouzid ont déserté le terrain, la rue est désormais orpheline. Je suis le seul à ne pas avoir rejoint de parti. Et je me sens en danger car il y a eu une campagne contre moi.
J’ai même été menacé par les milices de l’ancien régime, qui existent toujours. Aujourd’hui, ils me traitent d’agitateur et me demandent de repartir vers ma région, car je suis originaire du sud
ouest. Cependant, je reste fermement décidé à ne pas céder à la contre-révolution. Il ne faut surtout pas se laisser abattre. Nous ferons pression sur l’Assemblée constituante pour garantir la
réalisation des objectifs de la révolution.
J’ai encore de l’influence aujourd’hui sur les jeunes de Sidi Bouzid et je compte sur eux pour rester vigilants. Les médias ont exporté notre révolution en en faisant un modèle du printemps
arabe. Il faut que ses objectifs soient atteints pour qu’on puisse vraiment parler de révolution. »
Julien Pain – France 24, 25 octobre 2011.
[…]
tiré du http://juralib.noblogs.org/