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6 avril 2013 6 06 /04 /avril /2013 19:55

Guy Debord, force ou farce ?

La BNF consacre une exposition jusqu’au 13 juillet 2013, au père de l’Internationale situationniste : Guy Debord. Le stratège était-il un imposteur de génie ? L’ambiguïté persiste.

Et si tout cela n’avait été qu’un gigantesque canular ? Et si le situationnisme n’était qu’une plaisanterie de haut vol, un surréalisme sans poésie, un cinéma sans spectateurs, un marxisme cantonné à la cour de la Sorbonne ? Et si, enfin et surtout, toute cette aventure collective n’avait été que le masque d’un seul homme, Guy Debord (1931-1994), “le plus fameux des hommes obscurs”, comme il se dépeint lui-même dans cette belle langue héritée du cardinal de Retz ?

Paradoxalement, c’est au moment où l’auteur de La Société du spectacle est sacré par une exposition à la Bibliothèque nationale de France que le soupçon gagne. Ses manuscrits sont là (magnifiques murs composés de ses fiches de lecture), les tracts et slogans de l’Internationale situationniste claquent, le prototype en métal du Jeu de la guerre, cet échiquier pour stratèges en chambre inventé par le Maître, trône superbement dans l’obscurité, les cahiers Gibert, dans lesquels il a écrit son “best-seller”, dévoilent sa petite écriture, oui, toutes ces archives achetées voilà deux ans 2,7 millions d’euros par la BNF sont là, devant nous, et pourtant, le doute persiste. Que reste-t-il de cette avant-garde qui sut si bien se mettre en scène, jusqu’en sa postérité, comme en témoigne le beau catalogue de l’exposition ? Quelques libelles nerveux annonciateurs de Mai 68, de cinglants slogans sur les murs du Quartier latin (“Ne travaillez jamais !”), le style superbement oraculaire des ouvrages de Guy Debord, une théorie un peu vaine du “spectaculaire intégré” et un réservoir de rêves pour adolescents en mal de dérives urbaines et de révolution. Un mélange de stratégie et de jeu. Clausewitz rue Gay-Lussac.

Presse confusionniste (Jérôme Dupuis, LExpress.fr, 5 avril 2013)

 

Les salauds, ils ont ressuscité Guy Debord !
L’IMPOLIGRAPHE

En sortant de mes pâques, si peu religieuses qu’elles furent, je ne suis toujours pas sûr de vouloir croire à la possibilité d’une résurrection et surtout pas à la mienne. Et j’aurais aimé que l’on ne s’autorise pas à ressusciter qui récuserait pareil traitement, de toutes ses forces de mort ayant choisi de l’être.

C’est Guy Debord qu’on nous ressuscite, là, maintenant. Il voulait « afficher, comme Li Po, cette noble satisfaction : ‘depuis trente ans, je cache ma renommée dans les tavernes’ » – eh bien, l’en voilà sorti de sa taverne, et de force, par la peau des mots, pour être exposé à la Bibliothèque nationale française. Comme si l’ironique et douloureux Panégyrique [Guy Debord, Panégyrique, Gallimard 1993] qu’il écrivit de lui-même ne suffisait pas, et que sa conclusion, belle épitaphe que l’on voudrait pour nôtre, n’était pas assez péremptoire pour décourager les épigones : « ici l’auteur arrête son histoire véritable : pardonnez-lui ses fautes ».

Certes, la force des institutions qui ne sont ni armée, ni police, est dans leur capacité à récupérer ce qui les nie : les appareils idéologiques d’État se nourrissent de leurs opposants car il faut lire ses ennemis pour les combattre. Mais si nos maîtres lisent ceux qui les honnissaient, on nous prie, nous, de dissoudre nos références dans une absolue équivalence entre elles, le tout équivalant au rien. Ce gigantesque équarrissage de tout ce qui peut se dire et se créer, qui permet à Bernard-Henri Lévy de se prendre pour Guy Debord et à John Armleder pour Marcel Duchamp, nous permet certes d’entendre, de loin, brouillée par le marché et le snobisme, quelque grande voix hurlante, ou de voir quelques grands traits furieux qui en d’autres temps eussent été tenus pour inexistants. Mais au bout du compte, tout étant également (ou peut s’en faut) accessible, tout se vaut – et rien ne vaut plus grand-chose.

Quelques révoltés de service, quelques colériques spectaculaires font bien un petit tour de piste dans les médias, mais leurs tours sont de plus en plus rapides, sur des pistes de plus en plus courtes, pour un spectacle bientôt aussi bref que leurs idées, et pour un public n’attendant que leur numéro. Nous les retrouverons ensuite tenant leur rôle d’opposants conformes et d’iconoclastes prudents, ratiocinant une adhésion fervente à quelque vieille lune idéologique, cultivant le coin de jardin que les pouvoirs leur allouent en remerciement du service rendu par leur révolte passée. C’est ici le spectacle du refus et la mise en scène de la négation. Debord en tenait, lui, pour la négation de la mise en scène et le refus du spectacle.

Cet amoureux de la vie qui s’est « employé d’abord et presque uniquement à vivre comme (il lui) convenait le mieux » jusqu’à se donner la mort, ce conspirateur sans autre conspiration qu’une « Internationale situationniste » qui ne compta jamais que quelques dizaines de membres, et jamais plus de dix à la fois, cet inventeur d’une étrange sorte d’anarchisme aristocratique aux références mêlant Retz et Villon, Clausewitz et Lacenaire, se retrouve ainsi exposé, honoré, ressuscité par la Bibliothèque nationale. Ce n’est pas l’hommage du vice à la vertu, mais c’est tout de même quelque chose comme l’exposition, par l’institution d’État, de sa conviction de pouvoir tout digérer, tout intégrer.

De Debord, il nous reste une colère inextinguible. Mais non de ces colères pulsionnelles qui s’éteignent sans avoir jamais d’autre conséquence que la fatigue du colèreux : la colère de Debord est une colère qui a du style, de la constance, de la structure. L’homme qui traçait sur les murs au début des années cinquante ce mot d’ordre : « ne travaillez jamais ! » n’eut de cesse de travailler à la sape de l’ordre du monde, et rien n’est plus épuisant lorsque comme lui on ne veut rien négocier ni affadir de cet engagement de moine-soldat, mais d’un moine sans dieu et d’un soldat sans armée. « Je n’ai jamais cru aux valeurs reçues par mes contemporains, et voilà qu’aujourd’hui personne n’en connaît plus aucune », écrivit Debord dans son Panégyrique, en 1993. L’année suivante, à 63 ans, il se donnait la mort.

En 1967, l’Internationale situationniste proclamait : « nous voulons que les idées redeviennent dangereuses ». Presque un demi-siècle plus tard, n’en sommes-nous pas à cet état des choses où, désormais, toute idée est redevenue dangereuse, par le seul fait d’être une idée dans un monde sans idée ?

Presse confusionniste (Pascal Holenweg, Conseiller municipal plus ou moins socialiste en Ville de Genève, LeCourrier.ch, 2 avril 2013)

 

Le Guy Debord Show est à la BnF

Pour Olivier Assayas, conseiller de l’exposition, « Debord était en guerre ». La preuve avec son art de détourner les citations.

« Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux » : cette synthèse, la meilleure de la pensée du philosophe situationniste Guy Debord, est aussi l’aphorisme le plus souvent cité, parfois jusqu’à la nausée, par les gens revenus de tout. Ils vous le jettent à la figure avec commisération comme pour dire : « Mon pauvre ami, il n’y a que les dupes qui cherchent encore la vérité ! »

En 2008, dans un essai enlevé, Jacques Rancière a tordu le cou à ce postsituationnisme qui prend des poses désenchantées (Le Spectateur émancipé, La Fabrique). Guy Debord lui-même n’est pas à l’abri de cette tentation d’observer avec dédain le troupeau humain. La nostalgie et un zeste d’aristocratisme affleurent dans ses textes, le rapprochant — en plus puissant — des anti-modernes façon Philippe Muray qui vitupèrent l’abrutissement général pour mieux s’en distinguer.

Heureusement, le fondateur de l’Internationale situationniste avait une autre facette, plus intéressante et généreuse. Y dominent le goût des jeux graphiques, l’art des détournements facétieux, le désir d’en découdre en inventant des formes. L’exposition qui s’ouvre cette semaine à la Bibliothèque nationale de France permet d’en prendre la mesure.

En 2011, les archives du philosophe avaient été vendues à l’État français par sa veuve pour 1 million d’euros. Les voici visibles pour le public. Pas de révélations fracassantes, mais un rééquilibrage de l’œuvre au profit de la partie graphique. C’est ainsi que le rapprochement sous la même vitrine des trois cahiers originaux de la Société du spectacle et la bande dessinée américaine qui fut détournée pour servir de plaquette-annonce semble nous dire : ne me prenez pas trop au sérieux !

Mais revenons à la thèse 9 du chapitre I de la Société du spectacle : « Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux. » Elle provient d’une formule de Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit : « Le faux est un moment du vrai. » L’inversion de Debord fut un trait de génie : c’est solennel, fulgurant, ça en impose.

Le procédé est à l’œuvre dans toute la Société du spectacle , véritable patchwork de phrases détournées. C’était une méthode, une façon de construire sa pensée. À la BnF, on voit comment, toute sa vie, Debord a lu et recopié d’une écriture enfantine des extraits de Machiavel, Shakespeare, Châteaubriand, Trotski… À sa mort, les fiches étaient rangées par dossiers, ornés d’une étiquette d’écolier. En marge, il ajoutait parfois : « det », pour « détournable ».

« La postérité debordiste est tellement pénible »

Puisse ce coup de projecteur sur Debord en bricoleur de citations atténuer le culte pompeux dont il est devenu l’objet… Culte d’autant plus ridicule qu’il est en contradiction avec l’idée même de critique du spectacle. « La postérité debordiste est tellement pénible », soupire Olivier Assayas. Le cinéaste, qui a assuré la restauration des films de Debord il y a une vingtaine d’années, est le conseiller scientifique de l’exposition.

Dans Après mai, sorti cet automne, il évoquait à mi-mot le rôle de Debord face à un gauchisme devenu destructeur, au début des années 1970. « En 1969, il dissout l’Internationale socialiste. Il était chef de bande et se retrouve seul. Voilà ce qui me plaît chez lui : la façon qu’il a eue de se transformer en fonction de la transformation du monde. Il était en guerre. » Une transformation de soi qui relève de la même logique d’adaptation stratégique que les détournements de Hegel ou de Marx. D’ailleurs, l’exposition se clôt par son « Jeu de la guerre », qu’il conçut en annotant Clausewitz.

« Il voulait frapper avec ses aphorismes, pour lui, c’étaient des armes contre la société. Il prétendait avoir tout dit », souligne Anselm Jappe, auteur d’une remarquable analyse qui sort la pensée debordienne de son splendide isolement (Guy Debord, Denoël). Car, malgré lui, le philosophe appartient à une vaste réflexion collective sur le lien entre exploitation économique et aliénation culturelle.

« Sa critique du spectacle converge avec les travaux de l’école de Francfort sur l’industrie culturelle », poursuit Jappe. Preuve de cette imprégnation : l’exposition dévoile des échanges avec Henri Lefebvre ou le groupe Socialisme ou barbarie. « Il ne désirait pas de descendance, conclut Jappe. Il souhaitait rester comme une apparition solitaire. » Mais un solitaire qui ne pouvait pas vivre sans les mots des autres…

Presse confusionniste (Éric Aeschimann, Le Nouvel Observateur, 28 mars 2013)

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Published by coutoentrelesdents - dans RECUPERATION SPECTACULAIRE MARCHANDE
3 avril 2013 3 03 /04 /avril /2013 13:48

Debord à la BNF ou l’art de la diversion

Que peut donner le spectacle de la critique du spectacle ?

Une expo Guy Debord dans le temple même de l’institution culturelle étant la pire vacherie à faire à cet homme dont la radicalité anticulturelle, antiartistique et antiinstitutionnelle ne se serait sûrement pas accomodée d’une telle glorification officielle.

Certes, il n’appartient pas à la critique, ni aux commissaires d’exposition, ni aux commentateurs, ni bien sûr aux chercheurs, de suivre pieusement les volontés d’un auteur sans le questionner, l’actualiser, le mettre en tension et le confronter aux réalités qu’il a peut-être esquivées. C’est même la pire manière de rendre hommage à la pensée d’un homme que de ne pas la mettre en situation contradictoire pour la confronter à ses propres limites…

Certes, il est tout à fait normal que Guy Debord, en tant que principal représentant d’un courant artistique et politique, dûment répertorié dans les avant-gardes de la seconde moitié du XX siècle, ait été accueilli comme Trésor National à la BNF. Il y avait ainsi matière à faire sortir le fonds Debord (Acheté 2,7 Millions d’euros par la BNF en 2011) des entrailles de la conservation obscure pour le partager avec le public, vocation même de la bibliothèque et de ces expositions temporaires…

Et certes, il n’est pas surprenant non plus de lui accorder les honneurs de ce temple du livre puisqu’on peut le lire dans différents opus de la collection Folio, acheter ses films en coffret à la FNAC et le citer dans un devoir de sociologie à Dauphine ou HEC…

Depuis son suicide en 1994, les écrits de Debord font pleinement partie de la culture nationale, appartiennent désormais à la production mean stream des industries culturelles et ils trouvent tout naturellement leur place dans une expo parisienne prestigieuse, à la suite de René Char et d’autres…

Cependant… quand on a lu la Société du spectacle on ne peut que trouver étrange de venir à une exposition Guy Debord à la BNF. L’opération est au minimum la preuve de la justesse de son analyse du processus de réification de la vie, du devenir marchandise de toute chose, et surtout de l’aliénation spectaculaire de la culture, et conjointenement, et bien tristement, de l’échec des fameuses stratégies, ici mises en lumière, qu’il a déployées pour échapper à ce destin mortifère… Jean Baudrillard souligne ainsi ce paradoxe dans La société de consommation,  “Comme la société du Moyen-âge s’équilibre sur la consommation et sur le diable, ainsi la nôtre s’équilibre sur la consommation et sur sa dénonciation” [Jean Baudrillard, La société de consommation, Paris, Folio Essais n°35, 1986, p. 316]. C’est l’art de l’intégration commerciale de ce discours critique, se voulût-il des plus radicaux, que nous expose la BNF aujourd’hui et c’est je pense la grande question quelle nous soumet…  tout ce que Debord “dénonce” violemment des effets de la marchandisation des actes de la vie culturelle, on le lui fait subir en grandes pompes : ses notes de lectures en pattes de mouche illisibles pour les autres sont exposées comme des trophées aux yeux écarquillés des lecteurs (plus que des spectateurs nous y sommes des lecteurs, iconoclasme situationniste oblige), ses films sont projetés selon le dispositif habituel des expositions (bancs inconfortables, recoins obscurs, diffusion en boucle) – si ce n’est que des projections sont en dehors de l’expo et gratuites – les lettres de sa main, écrites dans le feu de l’action tactique, deviennent, sous la cloche de verre, les traditionnels fétiches reliquaires de l’homme de Lettres honoré, et sa pensée brève, projetée initialement en graffitis censés interpeller l’ouvrier comme le cadre, devient le spectacle détaché de sa propre profération in situ, dans un cadre feutré où les flâneurs benjaminiens viennent la feuilleter négligemment. Cerise sur le gâteau, deux appariteurs charmants (vraiment) sillonnent les allées de l’expo à grande vitesse et avec agilité pour empêcher les photographes amateurs de saisir des souvenirs personnels…

Télérama ne s’est pas trompé en relevant dans son important dossier la contradiction qu’il y a à déclarer Trésor National un œuvre aussi radical et aussi opposé à l’institution qui l’honore, de même, les commissaires de l’exposition ne manquent-ils pas de souligner ce paradoxe, comme le montre cette précaution dans le dossier de presse : “Paris, 2013, sur les quais de la Seine, Guy Debord, classé Trésor national, entre pour de bon dans le spectacle, dont il fut le plus intransigeant des critiques. Mais avec lui, pour le combattre encore, son art de la guerre.” Imparable, et drôle ! Le biais trouvé pour faire passer Debord dans l’institution est justement celui de la guerre… contre ceux-là même qui l’honorent… C’est bien le Debord stratège qui est mis en avant dans l’exposition, au risque de le faire passer pour un chef de parti sans troupe plus que pour ce qu’il était ; un écrivain engagé dans une impasse radicale… Cette approche présente un double avantage pour l’institution ; mettre en avant la dimension “historique” de l’aventure lettriste puis situationniste, c’est-à-dire la part qui appartient le plus pleinement au patrimoine national et d’autre part, ne pas trop mettre en lumière le texte lui-même, la critique argumentée du spectacle, c’est-à-dire la part la plus difficile à exposer en ces lieux.  Adoptant une technique bien connue des arts martiaux qui consiste à utiliser la force de l’adversaire pour le faire basculer, les commissaires de l’exposition ont placé en début de parcours une phrase de ce dernier dans laquelle il dit qu’il a bien conscience que la moitié de ces disciples au moins, défendra ses idées au sein de l’institution qu’il critique… L’expo d’un côté, Julien Coupat de l’autre…

Mais la véritable échelle sur laquelle peut être envisagé le paradoxe qu’est cette exposition, n’est pas simplement celle de sa situation oxymorique – Exposer l’obscur ou glorifier l’adversaire. Elle se place plus certainement au niveau des enjeux économiques dans lesquels est justement engagée la Bibliothèque Nationale de France ; un changement de modèle économique allant vers une commercialisation plus accentuée des fonds et l’instauration de partenariats privé-public qui développent la place du commercial dans sa démarche et même dans son enceinte. On s’en rend compte indirectement en traversant l’esplanade pour rejoindre le Hall Ouest en raison des travaux dus au “partenariat public-privé” engagé avec MK2 dans le Hall Est, qui est en train d’installer un cinéma du groupe dans la bibliothèque elle-même… Mais bien plus encore, c’est à l’aune du partenariat public-privé avec l’entreprise ProQuest, qui doit numériser des livres anciens pour la BNF et vendre par abonnements l’accès informatique à ces Trésors Nationaux (domaine public), en France, qu’il faut considérer cet hommage à la critique de la marchandisation du monde.Comme le souligne ce limpide billet de Scinfolex ; “Les termes financiers prévoient que la BNF percevra une quote-part des copies numériques vendues par ProQuest pendant la période de dix années et B. Racine affirmait que ces revenus seraient entièrement réaffectés au développement par l’institution de sa propre numérisation.” Enfin, comme le souligne Antonio Casilli, cette exposition arrive une semaine après que la BNF a présenté le projet ReLire de numérisation des livres épuisés du XX siècle, pour lesquels une commercialisation annexe est prévue, comme on peut le lire ici dans cette prévention que relève le sociologue : « Si les titulaires de droits ne s’y opposent pas, ces livres entreront en gestion collective en septembre 2013. Ils pourront alors être remis en vente sous forme numérique ». À la fin de son billet, Antonio Casilli présente lumineusement le cynisme de la démarche : “C’est là que le droit d’auteur se fait spectacle dans la mesure où ce dernier – selon Debord – n’est que le véhicule de la relation marchande. En l’occurrence, la relation de la culture qui s’expose à la prédation et à la récupération marchande de la part non pas d’entreprises privées, mais des institutions de l’État, lesquelles réussissent le coup double de patrimonialiser et capitaliser le bien commun qu’est représenté par l’œuvre même de l’un des premiers intellectuels à avoir théorisé le dépassement de toute propriété intellectuelle.”

À un certain niveau, l’exposition étale la stratégie de Guy Debord pour mieux l’anéantir en utilisant sa force contre elle-même, comme caution surmoïque à son exploitation commerciale concrète… il n’y a rien de plus subtil et efficace que de s’accuser pour mieux agir impunément, Tartuffe nous l’a bien enseigné, et c’est précisément au moment où la mâchoire du marché croque vigoureusement dans la pomme du domaine public qu’on agite une exposition sur la critique de la marchandisation de la culture, hochet visuel qui fait de cet “art de la guerre” un art consommé de la diversion…

Presse confusionniste (Olivier Beuvelet, Parergon, 31 mars 2013)

 

Cinq choses à ne pas rater à l’exposition Guy Debord à la BNF

Exposer Guy Debord à la Bibliothèque François Mitterrand, c’est prendre le risque d’une mise en abîme vertigineuse. L’auteur de la critique de la Société du spectacledonné en spectacle dans l’un des temples de la culture institutionnelle, la BNF ?

La question est purement rhétorique, puisque la BNF, avec le soutien de la veuve de Guy Debord, a acheté le fond d’archives de son mari (pour empêcher qu’il aille outre-Atlantique, à l’université de Yale qui le convoitait), objet d’une grande exposition, « Guy Debord, un art de la guerre », pleine de trésors.

Tout le monde pense connaître un peu Guy Debord, mort en 1994, pour avoir un jour lu La Société du spectacle, son livre majeur, ou avoir croisé intellectuellement le mouvement situationniste perçu comme un sympathique précurseur de Mai 68.

Comme le souligne dès son introduction l’historien Patrick Marcolini, auteur d’une monumentale Histoire intellectuelle du Mouvement situationniste :

« Le mouvement situationniste fait aujourd’hui l’objet d’une célébrité paradoxale. Il est souvent mentionné comme une référence incontournable par les journalistes culturels, les activistes politiques, les amateurs de mouvements artistiques underground – mais sur le fond, ses idées comme ses pratiques restent assez mal connus. »

Cette expo permet d’aller un peu plus loin dans la connaissance d’un des courants de pensée – et d’action – les plus novateurs de la deuxième moitié du XXe siècle, dont la pertinence dans l’analyse de notre « société du spectacle » reste parfois surprenante.

Un mouvement plus inspiré par Dada, le surréalisme ou le lettrisme que par l’héritage du mouvement ouvrier traditionnel, qui a développé une analyse radicale de l’évolution du capitalisme, mais aussi une critique lucide du communisme version soviétique ou chinoise.

Pour vous aider à préparer votre visite, ou compenser votre incapacité à vous y rendre, voici cinq éléments à ne pas rater :

1. Les notes de lecture de Guy Debord

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Les notes de lecture de Guy Debord à la BNF

C’est le premier choc de l’expo : toute sa vie, Guy Debord a rempli des milliers de pages de petits carnets avec des notes sur ses lectures. Et ces fiches étaient réparties dans des dossiers thématiques.

L’expo de la BNF les présente de manière verticale dans leur diversité de thématiques – histoire, marxisme, stratégie militaire, philosophie, etc. – et de densité d’écriture. Certaines fiches sont noircies d’une minuscule écriture indéchiffrable, d’autres ont des graphiques et des petits dessins.

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Ces fiches de lecture contiennent quasiment exclusivement des citations qui ont inspiré Guy Debord, qui pouvaient servir de départ ou de contribution à une réflexion ou à un projet de livre, de film, ou d’article.

Des citations, d’un éclectisme extraordinaire, à l’image du champs infini des lectures de Guy Debord. Morceaux choisis :

César : « On se trompe si on s’attend, dans la guerre, à n’avoir que des succès ».

Machiavel : « Entre vous et moi, il ne peut y avoir de moyen terme, il faut que nous soyons amis ou ennemis ».

Jacob Burckhardt : « … Chacun doit relire ces livres déjà exploités mille fois et dont le visage est autre pour chaque lecteur et pour chaque âge de la vie ».

Marx : « Il faut rendre l’oppression réelle plus dure encore en y ajoutant la conscience de l’oppression, et rendre la honte plus honteuse encore en la livrant à la publicité ».

Ernst Von Salomon : « Nous étions couchés ici, dans les ténèbres bruissantes, nous cherchions l’entrée du monde »…

Coquetterie supplémentaire, Guy Debord avait fait une carte du monde en entourant les pays dont des auteurs l’avaient marqué… Fascinant.

2. L’interview de Michèle Bernstein

C’est un des petits bijoux de l’expo, une vidéo de l’INA qui passe en boucle dans un coin et qu’il ne faut rater sous aucun prétexte. Pour ceux qui ne pourront pas s’y rendre, nous vous offrons ici cette interview de Michèle Bernstein par Pierre Dumayet, dans sa célèbre émission de l’ORTF « Lecture pour tous », en septembre 1960.

Michèle Bernstein est alors auteur d’un premier roman, Tous les chevaux du roi. Elle sera pendant une décennie l’épouse de Guy Debord, membre éminent de l’Internationale situationniste, dont elle démissionnera en 1967.

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Michèle Bernstein interviewée par Pierre Dumayet – VOIR LA VIDÉO

Dans cette interview, elle se révèle d’une malice incroyable, jouant avec le vieil intervieweur rusé qu’est Dumayet, qui se laisse volontiers faire et souhaite bien du succès à ce premier roman.

Dans ce jeu du chat et de la souris entre la jeune écrivaine, qui se joue des codes de la littérature et de l’édition « bourgeoises », et le sérieux animateur de télévision sous le charme, c’est la première qui sort gagnante. Jubilatoire.

3. Le jeu de la guerre

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Kriegspiel, le jeu de guerre de Guy Debord

L’exposition de la BNF consacre une pièce au « jeu de la guerre » ou « Kriegspiel », imaginé par Guy Debord et basé sur les écrits du grand théoricien allemand de la guerre, Carl Von Clausewitz.

http://juralib.noblogs.org/files/2013/04/07.jpgGuy Debord, dont on a vu dans ses fiches de lecture qu’il était passionné par les questions militaires et stratégiques, a imaginé ce jeu en 1977, et avait même fondé à l’époque avec l’éditeur Gérard Leibovici une société nommée « Les Jeux stratégiques et historiques » dont l’objet est la production et la publication de jeux.

En 1987, il publie avec sa deuxième épouse, Alice Becker-Ho, Le Jeu de la Guerre, un « relevé des positions successives de toutes les forces au cours d’une partie ».

Le blogueur Étienne Mineur fait observer que « ce jeu est basé sur les lois établies par la théorie de la guerre de Clausewitz et a donc pour modèle historique la guerre classique du XVIIIe siècle, prolongée par les guerres de la Révolution et de l’Empire ».

Il précise aussi qu’une adaptation informatique du jeu est apparue sur Internet en 2008.

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Guy Debord et Alice Becker-Ho jouant au « jeu de la guerre »

4. La BD subversive

Bien avant Mai 68 et l’atelier de graphisme de l’École des Beaux-Arts qui produisit les célèbres affiches, les Situationnistes ont su inventer des formes graphiques nouvelles pour faire passer leur message.

Au premier lieu, le détournement de la bande dessinée, souvent érotique, dont les « bulles » sont changées ou des éléments modifiés, et qui permet de provoquer et casser les conventions de la société bourgeoise du début des années 1960.

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Détournement de BD par les Situs

On retrouve aussi le même esprit dans ces petites cartes, du format cartes postales, avec des slogans ironiques et provocateurs.

« Si vous vous croyez du génie ou si vous estimez posséder sulement une intelligence brillante, adressez-vous à l’Internationale lettriste » (le mouvement par lequel est d’abord passé Guy Debord, ndlr).

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Carte postale [sic, NdJL]

5. Les films situationnistes

Le cinéma joue un grand rôle dans le mouvement situationniste, et l’expo de la BNF présente plusieurs films qui méritent qu’on s’y attarde. À commencer, bien sûr, par la Société du spectacle, adapté du livre manifeste de Guy Debord.

Regarder ce film aujourd’hui est une expérience hallucinatoire. Cette voix monocorde qui lit un texte complexe mais limpide, ces images détournées de films américains ou de publicités des années 1950, un montage rigoureux mais sans concessions…

Mais écoutez bien le texte dans l’extrait ci-dessous et, au-delà d’un certain vocabulaire qui nous semble désuet, sa pertinence et sa modernité restent entiers.

Dans une interview publiée dans le catalogue de l’expo, le cinéaste Olivier Assayas se penche sur l’esthétique du cinéma de Guy Debord :

« Le plus troublant, c’est la beauté des films. Là encore, Debord aurait-il aimé qu’on dise que La Société du Spectacle (1973), c’est d’abord beau et ensuite intelligible ? Certainement pas.

Il y a toujours chez lui, pourtant, cette préoccupation pour la forme, pour l’élégance de l’écriture, littéraire ou cinématographique : c’est elle qui valide la pensée, qui assure sa pérennité. D’une certaine façon, le cinéma révèle le contenu poétique du livre, sa dimension la moins visible, incontestablement la moins reconnue. »

Dans un coin de l’expo, on peut voir aussi deux extraits, trop courts hélas, de films de René Viénet, un situationniste prolifique, connu en particulier pour s’en être pris au mythe maoïste, particulièrement fort à l’époque au sein de l’intelligentsia française.

Chinois, encore un effort pour devenir révolutionnaires est un film destiné à « désespérer Billancourt », comme il le revendique lui-même, en référence à la fameuse phrase du PCF de l’époque qui refusait de critiquer l’URSS pour « ne pas désespérer Billancourt », alors bastion ouvrier chez Renault.

La cible de Viénet, la Chine de Mao, les turpitudes de Jiang Qing, Madame Mao, de la bande des Quatre, les monstruosités de la propagande maoïste, les manipulations. Et il fait en utilisant la technique du détournement des images, créant des chocs à la fois drôles et efficaces entre image et son ou sous-titres, qui tiennent parfaitement la route avec le recul du temps.

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« Pour désespérer Billancourt », extrait du film de René Viénet Chinois encore un effort pour devenir révolutionnaires

Dans son livre sur le Mouvement situ, Patrick Marcolini raconte qu’en 1972, René Viénet a acheté les droits d’un film de Hong-Kong :

« Il le détourne en film de propagande anti-maoïste, à l’aide de sous-titres entièrement rédigés en style situationniste, transformant la lutte de jeunes continentaux coréens contre l’occupant japonais en une apologie de la révolte spontanée des masses contre la bureaucratie qui les exploite et les opprime. »

Dans La Société du Spectacle, Guy Debord proclame que « le vrai est un moment du faux ». À méditer avant d’entrer dans l’univers de Guy Debord.

Presse confusionniste (Pierre Haski, Rue89, 30 mars 2013)

 

Guy Debord livré en spectacle

Le fondateur de l’Internationale situationniste fut un stratège aux vies multiples, un provocateur audacieux et profondément lettré. La BNF lui consacre une exposition passionnante du 27 mars au 13 juillet : “Guy Debord, un art de la guerre”.

À New York, en 1990, un journaliste américain m’avait entraîné dans les rayons d’une libraire d’East Village pour me montrer l’édition américaine de la Société du spectacle. À côté, en bonne place, figurait Lipstick Traces, le livre de Greil Marcus, publié l’année précédente, où apparaissait l’influence des situationnistes sur le mouvement punk. De quoi réjouir un jeune Français qui venait de découvrir avec passion Guy Debord et de dévorer ses livres. Cette preuve venait s’ajouter aux précédentes : tandis que la pensée gauchiste retombait en poussière, balayée par le mouvement de l’histoire, l’unique figure contemporaine conjuguant révolution et intelligence était ce théoricien presque ignoré des médias. Guy Debord n’avait pas pris une ride. Mieux encore, sa théorie du monde transformé en « spectacle » semblait chaque jour plus pertinente et se diffusait entre initiés d’un pays à l’autre.

Quant à imaginer que Debord, vingt-trois ans plus tard, deviendrait le héros posthume d’une exposition très officielle, organisée par la Bibliothèque nationale de France, il y avait un pas que nous n’aurions osé franchir. N’avait-il pas lui-même insisté, dans ses écrits, sur le côté irrécupérable de sa pensée ? Aujourd’hui, ses archives, achetées par l’État, ont obtenu le statut de « trésor national » ! Mais rien, après tout, n’assure qu’il eût désapprouvé ce destin paradoxal, comme tant d’aspects de sa vie. Son œuvre relève-t-elle de la poésie ou de la politique ? Pourquoi le théoricien du « dépassement de l’art » a-t-il laissé, parfois, l’image d’un grand nostalgique, amoureux des siècles passés ? De ces ambiguïtés, il aura joué continuellement avec une passion de la stratégie qui justifie le titre de cette exposition : « Guy Debord, un art de la guerre ».

Les documents présentés (lettres, affiches, photos, manuscrits, œuvres d’art…) permettent d’abord de mieux comprendre la formation intellectuelle de « Guy-Ernest », comme il se faisait appeler dans sa prime jeunesse. Né à Paris en 1931, il a grandi à Cannes, où sa personnalité s’affirme dès les années de lycée. Dans sa correspondance avec un camarade, Hervé Falcou, s’exprime son désir de « repassionner la vie », en abattant les barrières qui empêchent l’individu de réaliser ses aspirations dans la vie quotidienne. Tel restera l’enjeu d’une œuvre difficile à circonscrire au champ esthétique, politique ou philosophique ; une quête de liberté, et même davantage, comme il le concédera ironiquement, lui qui a « toujours cru que le monde était là pour lui faire plaisir ».

La rencontre avec l’écrivain lettriste Isidore Isou, au Festival de Cannes en 1951, sert de point de départ à son affranchissement, en rapprochant Debord d’un des courants les plus radicaux de l’avant-garde. L’année suivante, il présente son film Hurlements en faveur de Sade, s’achevant par une séquence complètement noire et silencieuse de vingt-quatre minutes. Mais l’autre aspect frappant de ces années initiatiques est la passion de Debord pour la lecture : une activité intense et sérieuse qui occupe le plus clair de son temps. Sa culture ne puise pas seulement dans l’héritage marxiste de Rosa Luxembourg ou George Lukacs, mais aussi chez les auteurs classiques : de Thucydide au cardinal de Retz en passant par Baltasar Gracian ou Clausewitz. Chaque ouvrage donne lieu à la rédaction de fiches bristol où le jeune homme recopie quelques phrases de ses auteurs favoris. Rassemblées au cœur de l’exposition, quelques-unes de ces 1400 notes de lecture permettent de retrouver les citations qui vont nourrir ses écrits, principalement sous forme de « détournements ». Quelques-unes réapparaîtront au cœur de la théorie du « spectacle », comme cette phrase du Capital de Marx : « La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une immense accumulation de marchandises », ainsi remodelée par Debord : « La vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. » Et quand Descartes invite les hommes à se « rendre comme maîtres et possesseurs de la nature », l’ambition situationniste sera de les inciter à « se rendre maîtres et possesseurs de leur propre vie ».

Installé à Paris, Debord devient l’inspirateur d’un premier groupuscule, l’Internationale lettriste, de 1952 à 1957. Les documents montrés à la BNF soulignent, à bon escient, que l’aventure relève de la bohème autant que de la révolution. Le très modeste café Moineau, en lisière de Saint-Germain-des-Prés, sert de rendez-vous à cette bande interlope dans laquelle figurent Michèle Bernstein, l’épouse de Debord, le poète Gil J. Wolman, mais aussi Ivan Chtcheglov, instigateur des « dérives psychogéographiques ». Ces jeunes gens, comme tous ceux de l’époque, sont encore impeccablement cravatés. Leurs projets, beaucoup moins. Dans la revue Potlatch, ils recommandent d’installer des interrupteurs sur les réverbères, d’accrocher les chefs-d’œuvre du Louvre dans des cafés, et d’éliminer dans les gares toute information concernant la destination des trains « pour favoriser la dérive ».

La fondation de l’Internationale situationniste (1957-1972) marquera un tournant plus politique, nourri par l’influence d’Henri Lefebvre et de sa Critique de la vie quotidienne, ou celle de Cornelius Castoriadis, animateur de Socialisme ou barbarie. Mais ce mouvement révolutionnaire qui prône le dépassement de l’art et l’invention de « situations » reste, par bien des aspects, une aventure esthétique dont les figures les plus marquantes, autour de Debord, sont le grand peintre Asger Jorn, fondateur du groupe Cobra, ou l’architecte néerlandais Constant. Leur imagination se déploie dans les numéros mythiques de la revue à la couverture de papier métallique, où l’urbanisme, le design, l’art, la publicité, font l’objet de détournements humoristiques. Quand bien même Debord tient les rênes de cette entreprise révolutionnaire en impitoyable chef de guerre, l’exclusion des « dissidents », au sein d’un groupe déjà minuscule, ressemble elle-même à un détournement des exclusions communistes et surréalistes.

Au début des années 70, tandis que l’excitation maoïste occupe le devant de la scène, Debord met fin à l’aventure situationniste, qui a largement inspiré les journées de Mai 68 dans ce qu’elles avaient de plus poétique et de plus libertaire. Mais il poursuit son œuvre de théoricien amorcée avec la Société du spectacle (1967) pour aboutir vingt ans plus tard aux lumineux Commentaires sur la société du spectacle (1988). Quelques idées fortes resteront de toute cette aventure :

1° Le monde moderne s’est transformé en « spectacle », qui n’est pas seulement le système médiatique, mais l’organisation même de nos vies et de nos désirs par l’économie moderne.

2° Les régimes socialistes et capitalistes ont pareillement sacrifié les intérêts humains au dogme de la production.

3° Les avant-gardes artistiques sont devenues impuissantes, à force de reproduire les mêmes modèles, transformés en nouveau chic moderne… Révolutionnaire par ses idées, Debord écrit une prose claire et concise, très française à sa façon, où affleure sa vision militaire de l’existence. Il concevra même, en 1978, un « jeu de la guerre », avec ses armées et son échiquier, fabriqués à quelques exemplaires. Comme il l’écrit dans une note : « J’ai un côté tout à fait puéril et je m’en réjouis : les cartes, les Kriegspiel, les soldats de plomb. J’ai aimé aussi des jeux plus grands : l’art, les villes, le bouleversement d’une société. »

Sa vie devient plus itinérante, de France en Italie, marquée notamment par l’amitié avec le révolutionnaire et vigneron Gianfranco Sanguinetti (qui met en lumière la manipulation de certains groupes terroristes par l’État), l’installation à Arles puis le retour à Paris, avant l’installation définitive de Debord, avec sa compagne Alice Becker-Ho, dans une maison perdue de Haute-Loire. Son style de vie, ses noms d’emprunt, l’amitié du puissant producteur Gérard Lebovici qui devient son mécène, alimenteront toutes sortes de théories chez ceux qui veulent voir Debord comme un gourou manipulateur. Il analyse lui-même ce phénomène dans ses Considérations sur l’assassinat de Gérard Lebovici, mélange de critique et d’autoportrait, d’une dialectique parfaite et merveilleusement tournée. Dans ses derniers livres (les deux tomes de Panégyrique), Debord joint l’image au texte pour revisiter, avec mélancolie, quelques épisodes de sa vie remontant au Paris des années 50. En 1994, les symptômes de polynévrite alcoolique (faisant suite à une existence très arrosée) le conduisent au suicide d’une balle dans le cœur, le 30 novembre. Mais cette mort elle-même, immédiatement suivie par la publication d’un petit livre, illustré par une image de « bateleur », aura quelque chose d’un geste esthétique.

À bien considérer la richesse de ce parcours, on peut se demander si l’œuvre de Guy Debord ne réside pas dans la totalité de son existence et des « situations » qu’elle a inventées. On pourrait même voir le mouvement situationniste (où certaines figures comme Raoul Vaneigem, médiéviste et auteur du Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, comptent évidemment beaucoup) comme un chapitre d’une aventure personnelle, toujours stimulante pour ceux qui la découvrent aujourd’hui. Quant à la consécration officielle d’un homme si dédaigneux pour toute forme de pouvoir, elle apparaîtra aux ennemis de Debord (il s’en compte encore chez les ex-gauchistes, furieux d’être passés à côté) comme l’ultime preuve de sa trahison ; elle enchantera cyniquement ceux qui récupèrent sa prose en le citant à qui mieux mieux. On en trouve beaucoup chez les publicitaires et les politiciens… Mais elle fera sourire ceux qui supposent que Debord, toujours stratège, avait d’une certaine façon, à la fin de sa vie, préparé cette récupération en confiant la totalité de ses écrits à de grands éditeurs (Gallimard et Fayard), puis en réglant chaque détail de sa biographie et de sa succession, comme si l’artiste et son œuvre l’emportaient in fine sur le révolutionnaire.

Presse confusionniste (Benoît Duteurtre, Marianne.net, 30 mars 2013)

 

Guy Debord est vivant et nous sommes morts

La BNF organise en ce printemps 2013 une exposition (payante !) sur Guy Debord, cofinancée par l’État et le lobby alcoolier. L’alliance entre l’aliénation étatique et l’aliénation privée est donc réalisée une fois de plus – cette fois sur le dos de l’un de leurs ennemis.

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Curieuse exposition en vérité : une partie des notes de lecture de Debord sont placées entre 50 cm et plus de 2 mètres de hauteur, ce qui en rend une bonne partie absolument illisibles. Elles ne manquent pourtant pas d’intérêt, entre autres concernant des textes deRosa Luxemburg, Karl Korsch, Anton Ciliga, Maximilien Rubel, etc.

Tout comme ces derniers, Debord était engagé « contre tous les aspects de la vie sociale aliénée ». En luttant pour l’auto-émancipation universelle, il s’agissait pour lui d’élaborer et de construire « la forme désaliénante de la démocratie réalisée », qu’il voyait dans l’expérience historique des conseils ouvriers. Debord participait donc à la critique impitoyable de nos conditions d’existence au sein de la société capitaliste traditionnelle, ainsi qu’à une tout aussi impitoyable critique du capitalisme d’État léniniste de l’URSS, qui était « la continuation du pouvoir de l’économie » et le maintien du « travail-marchandise », donc de l’exploitation et de l’oppression.

Hier comme aujourd’hui, on est intellectuellement mort si l’on se résout à la résignation ambiante, si l’on accepte cette société de l’ersatz généralisé à la viande de cheval avariée et à l’eau en bouteille contaminée. Contre cet état de choses, nous pouvons participer à la critique active de la société hiérarchique-capitaliste, par les luttes sociales en insistant sur leur aspect auto-organisé, pour l’abolition du système du salariat, des États et des frontières.

Critique Sociale est un bulletin dont le but est de contribuer à l’information et à l’analyse concernant les luttes sociales et les mouvements révolutionnaires dans le monde. Nous nous inspirons du « marxisme », en particulier du « luxemburgisme », certainement pas comme des dogmes (qu’ils ne sont en réalité nullement), mais comme des outils contribuant au libre exercice de l’esprit critique, à l’analyse de la société, et à la compréhension de sa nécessaire transformation par l’immense majorité. Nous combattons le système capitaliste et toutes les formes d’oppression (sociales, politiques, économiques, de genre). Nous militons pour que « l’émancipation des travailleurs soit l’œuvre des travailleurs eux-mêmes », pour une société démocratique, libre, égalitaire et solidaire : une société socialiste, au véritable sens du terme.

Critique Sociale, 29 mars 2013

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Published by coutoentrelesdents - dans RECUPERATION SPECTACULAIRE MARCHANDE
30 mars 2013 6 30 /03 /mars /2013 10:56

Guy Debord à la BNF : ni dogme, ni maître

La Bibliothèque nationale de France, qui possède l’intégralité du fonds Guy Debord,consacre une exposition au fondateur de l’Internationale Situationniste. Pas évident, quand on a pris soin de dynamiter le spectacle, la marchandisation… et prôné le détournement.

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Guy Debord à la BNF : l’intéressé aurait sûrement pourfendu cette intronisation.

Enragé, théoricien et stratège. Ce sont les seules étiquettes que Guy Debord tolérait le concernant. Lui qui réfutait les titres, les dogmes, les partis, lui qui refusait de faire école et n’eut pas d’héritiers, bien que beaucoup se réclament de lui aujourd’hui. Alors, quand la BNF a acquis ses archives et que celles-ci ont été classées “trésor national” en 2009, ça l’aurait bien fait rire. Lesdites archives ont été défrichées par les deux jeunes commissaires de l’exposition, Laurence Le Bars et Emmanuel Guy. Ils présentent avec passion une pensée déroutante, parfois ardue, riche d’échos contemporains.

Un univers visuel fort

Belle idée que d’accueillir le visiteur par une forêt de fiches de lecture. 1400 feuillets inédits, couverts d’une écriture serrée, enfermés dans des murs de verre. “Pour savoir écrire, il faut avoir lu”, disait Debord, “et pour savoir lire, il faut savoir vivre.” Laurence Le Bars précise que “Debord n’était pas le froid stratège qu’on imagine. Nous avons voulu redonner chair à toute cette époque, avec des portraits, des archives de l’INA, des entretiens filmés par Olivier Assayas…” Sans oublier l’univers pictural : les tableaux d’Asger Jorn, les cartes de Paris, la revue de l’Internationale Situationniste.

L’art du slogan

“À bas la société spectaculaire-marchande”, “Fin de l’université”, “Abolition de la société de classe”… Les slogans situationnistes s’affichent en grandes lettres noires. Mai 68 marque le point culminant de ce combat contre le “vieux monde”, précise Emmanuel Guy, “quand les situationnistes tirent à boulets rouges sur les gauchistes”. Mais la trace écrite la plus connue de Debord reste son livre La Société du spectacle, bréviaire situ rédigé sur trois cahiers à spirale “désespérément propres selon le département des manuscrits”, s’amuse le commissaire.

Les grands détournements

“On oublie que Debord avait un rapport permanent entre le ludique et le sérieux”, rappelle Emmanuel Guy. Les autres situationnistes aussi, vu les drôles de vidéos de René Viénet. Le cinéaste a détourné des films de propagande maoïste pour dénoncer le régime chinois dans les années 70 (La dialectique peut-elle casser des briques ?, hilarant). En 1993, Michel Hazanavicius réalise Le grand détournement : on comprend pourquoi il l’a dédié à Guy Debord.

Presse confusionniste (Jennifer Lesieur, Metrofrance.com, 27 mars 2013)

 

Guy Debord, un regard radical sur notre société

Expo | Guy Debord dénonçait les dérives de notre société marchande dès les années 50. Retour sur l’œuvre d’un insurgé, à qui la BnF (Paris) consacre une expo à partir du mercredi 27 mars 2013.

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Guy Debord, en septembre 1969.

On connaît – du moins l’a-t-on cru et dit longtemps – peu de photographies de Guy Debord (1931-1994). Ce qui n’empêche pas qu’existent de lui de multiples images. Fragments d’une vie et d’une légende. L’image d’un jeune homme de 22 ans, inscrivant, un jour de 1953, sur un mur de la rue de Seine, le slogan devenu fameux : « Ne travaillez jamais », sorte de tract inaugural tracé à la craie, premier acte symbolique d’une révolte politique et esthétique contre l’ordre établi et le mol confort de la France des Trente Glorieuses. L’image du chef de bande, un rien voyou, vaguement clandestin, presque gourou, fondant en 1957 l’Internationale situationniste et dirigeant sa petite troupe d’activistes avec l’autorité et la stratégie d’un chef de guerre.

L’image du théoricien politique radical, fuyant farouchement les médias, méditant sa lecture de Marx pour écrire et publier, quelques mois avant l’embrasement de Mai 68, un essai dont le titre a connu une rare et équivoque fortune : La Société du spectacle (1967). Celle du cinéaste héroïque, livrant à l’incompréhension du plus grand nombre une poignée de films qu’il revendiquait sans « aucune concession pour le public ». Celle, enfin, de l’ermite de Haute-Loire, l’autobiographe de Panégyrique (1989), sorte de Méphisto panaroïaque et bizarre pour les uns, épicurien sensible et généreux pour les autres ; quoi qu’il en soit, vivant retiré du monde, lisant, écrivant et buvant beaucoup – au point d’en tomber gravement malade. Ultimement tiré de l’oubli où il s’était laissé glisser par l’annonce de son suicide, le 30 novembre 1994.

Le spectacle, c’est la mort

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1967. Comics détournés pour l’annonce de la parution de La Société du spectacle chez Buchet-Chastel.

La « société du spectacle » est incontestablement le concept, et l’ouvrage, qui a fait et fait encore la postérité de Guy Debord. Devenu, dans le langage courant, une sorte de dénonciation de l’emprise excessive des médias, La Société du spectacle, essai plutôt difficile d’accès, est en fait bien plus que cela : un pamphlet anticapitaliste virulent et argumenté. La cible de l’auteur, et il le redira en 1988 dans ses Commentaires sur la société du spectacle, c’est « l’accomplissement sans frein des volontés de la raison marchande », « le règne autocratique de l’économie marchande ayant accédé à un statut de souveraineté irresponsable, et l’ensemble des nouvelles techniques de gouvernement qui accompagnent ce règne ».

Pour la première fois dans l’histoire des hommes, ajoute Debord, « les mêmes ont été les maîtres de tout ce que l’on fait et de tout ce que l’on en dit ». C’est la concentration de tous les pouvoirs dans les mains de quelques-uns, le totalitarisme de la marchandise, l’aliénation de l’individu dont l’existence est au service de ladite marchandise. « Quand l’économie toute-puissante est devenue folle […] les temps spectaculaires ne sont rien d’autres », conclut Guy Debord.

La vie d’abord

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Internationale lettriste, tract, décembre 1955.

« On veut plaisanter en disant que je m’emploie “depuis trente ans à défaire le système général d’illusion qui englue l’Est comme l’Ouest”. Je me suis employé d’abord et presque uniquement à vivre comme il me convenait le mieux », note Guy Debord, dans Cette mauvaise réputation (1993). Né à Paris en 1931 dans une famille de la moyenne bourgeoisie, orphelin de père à 4 ans, Guy Debord a grandi à Nice, avant de revenir dans la capitale à la fin de l’adolescence. À 19 ans, il est membre du mouvement lettriste, une avant-garde artistique, sorte d’héritière du surréalisme et du dadaïsme. En 1952, il fait dissidence pour fonder l’Internationale lettriste, puis cinq ans plus tard, en 1957, l’Internationale situationniste. « Le mouvement situationniste se définit comme une sorte de réalisation de la poésie dans la vie, explique Patrick Marcolini, philosophe et spécialiste de l’histoire du mouvement [Le Mouvement situationniste. Une histoire intellectuelle, éd. L'Échappée, 338 p., 22 €]. Il prône un retour au sensible, au réel, à la vie quotidienne. »

Une avant-garde politique et artistique

« L’Internationale situationniste (IS) n’est pas une association, mais un mouvement complètement informel, qu’on intègre par un processus d’adoubement », expliquent Laurence Le Bras et Emmanuel Guy, commissaires de l’exposition de la BnF « Guy Debord. Un art de la guerre ». Et que l’on quitte souvent parce qu’on en est exclu… De 1957 à 1972, année de sa dissolution, l’IS aura compté, en tout et pour tout, et dans tous les pays où elle est présente (essentiellement la France, la Scandinavie, l’Italie, le Royaume-Uni, les États-Unis), de soixante-dix à quatre-vingts membres, « et jamais plus de dix personnes à la fois ». Les plus célèbres : Michèle Bernstein (née en 1932, et qui fut la première épouse de Guy Debord), le peintre danois Asger Jorn (1914-1973), l’essayiste belge Raoul Vaneigem (né en 1934, auteur en 1967 d’un célèbre Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations), l’Italien Gianfranco Sanguinetti… Aux membres, s’ajoutant des sympathisants, des amis, sortes de compagnons de route.

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Les cibles représentaient des portraits des dirigeants des deux blocs, Est et Ouest. En arrière-plan, les directives nos 1 et 2 de Guy Debord. Internationale situationniste, exposition. Destruktion af RSG-6. Galerie EXI, Odense (Danemark) Juin 1963.

L’objectif du mouvement : « la contestation révolutionnaire radicale », résument Laurence Le Bras et Emmanuel Guy. Être des acteurs de l’Histoire et non des spectateurs. Dans une livraison de leur revue, en 1963, on trouve ce développement : « Nous prenons volontiers l’habitude de regarder l’histoire et l’évolution comme des forces qui vont implacablement, tout à fait en dehors de notre contrôle […]. Nous, les gens créatifs dans tous les domaines, devons nous défaire de cette attitude paralysante, et prendre le contrôle de l’évolution humaine. » La particularité de l’IS, au sein d’une époque d’intense activisme politique : « le nouage entre le politique et l’artistique ».

Avant-garde artistique à l’origine, l’IS n’oublie pas cet héritage lorsque, au début des années 60, elle investit de plus en plus le champ politique. « Il s’est agi alors, pour Guy Debord, de faire concorder la critique de la société qu’ont développée les sciences humaines dont il s’est nourri (la philosophie, la sociologie, etc.) avec la critique portée à leur façon par les avant-gardes artistiques, telles que le surréalisme, le dadaïsme, précise Patrick Marcolini. L’idée est d’englober tous les aspects du savoir et de la culture. »

« De cet héritage artistique, les situationnistes ont acquis une sorte de savoir-faire, poursuit Laurence Le Bras. Cela se manifeste notamment par leur revue, leurs tracts, dont le niveau graphique est très sophistiqué. Le souci esthétique est constant, rien n’est laissé au hasard : le graphisme, la mise en pages, le choix du papier, la qualité d’impression. Pour eux, être efficace, c’est lier la forme et le contenu. »

Le maître de guerre

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Guy Debord, Cannes, villa Meteko, avant 1950.

« Les jours de cette société sont comptés ; ses raisons et ses mérites ont été pesés, et trouvés légers ; ses habitants sont divisés en deux partis, dont l’un veut qu’elle disparaisse… » Le ton de la préface qu’a donnée Guy Debord à l’édition italienne de La Société du spectacle est sans ambiguïté : contre le « spectacle », c’est une guerre qu’il convient de mener. Guy Debord est un lecteur assidu de Clausewitz, des Mémoires de Jean-François Paul de Gondi, alias le cardinal de Retz, de L’Art de la guerre, le classique chinois du Ve siècle avant J.-C… « Nous voulons que les idées redeviennent dangereuses », prône de son côté la revue Internationale situationniste, en 1967.

Parmi les quelque 1400 fiches de lecture rédigées par Debord tout au long de sa vie et mises au jour au moment du rachat de ses archives par la BnF, « un tiers a trait à l’art de la guerre et à la stratégie », notent les commissaires de l’exposition. Les armes de Guy Debord et des « situs » dans la guerre qu’ils ont engagée : des textes théoriques, des tracts en prise avec l’actualité, mais aussi le détournement humoristique des images fabriquées par le « spectacle » – les publicités, surtout. Et du bruit, du scandale, quand l’occasion s’en présente…

Des moteurs de Mai 68

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Guy Debord, Directive n°1 : « Dépassement de l’Art ». Huile sur toile, 17 juin 1963.

« Durant les années 50 et au début des années 60, l’influence des idées situationnistes est marginale, observe Patrick Marcolini. Le mouvement est d’ailleurs tenu à l’écart de la vie intellectuelle française par tous ceux auxquels il s’attaque, c’est-à-dire à peu près tout le monde. Notamment Sartre, et avec lui tous les intellectuels de gauche engagés auprès de l’URSS ou de la Chine de Mao, dénoncés par les situs comme complices des régimes totalitaires – qui, pour Debord, sont de simples variantes du capitalisme, dans lesquelles le parti et sa bureaucratie exercent la fonction que la bourgeoisie exerce en Occident. » Il faut attendre le milieu des années 60 pour que les publications situationnistes commencent à être lues, en particulier dans les milieux étudiants. « En 1968, cela explose, poursuit Patrick Marcolini. Les situs sont alors identifiés par les médias comme des acteurs à part entière de la révolte étudiante, et même un de ses moteurs. »

Debord déborde

Après la dissolution de l’IS par Debord, et le retrait de celui-ci, à l’étranger d’abord puis dans sa maison de Haute-Loire, c’est la contre-culture qui s’est chargée de véhiculer, de façon souvent aseptisée, vidés de leur contenu, les concepts situationnistes. Le décès de Debord, en 1994, viendra renverser la tendance et lui donner une nouvelle visibilité. Patrick Marcolini : « Aujourd’hui, dans le grand public, les idées “situ” se sont diffusées et éparpillées, avec toutes les dénaturations que cela suppose. C’est devenu un label de rébellion, de radicalité. Debord et les situs connaissent cependant une postérité plus féconde dans la mouvance de l’ultragauche : les altermondialistes, les anarchistes, les autonomes, les partisans de l’auto-organisation et des conseils ouvriers… »

Mais on lit et on cite aussi Debord aujourd’hui dans les cercles dirigeants : les milieux de la communication, les médias, la politique, même les écoles de guerre. Paradoxal ? Pas si sûr, estime Patrick Marcolini, « les tenants de l’ordre pouvant trouver, dans un traité commeLa Société du spectacle, écrit pour servir un travail révolutionnaire, des pistes pour maintenir le pouvoir en place ». Preuve ultime, peut-être, de la vitalité préservée de la pensée de Guy Debord.

Presse confusionniste (Nathalie Crom, Télérama n° 3297, 23 mars 2013)

 

Le cinéma sans cinéma ou l’œuvre fantomatique de Guy Debord

Cinéma | Au grand écran qui abrutit le spectateur, Debord répond par des anti-films détournant les images. Sa filmographie est projetée en continu et en libre accès durant l’expo de la BnF.

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Photographie de tournage de Critique de la séparation, 1960. De dos : Guy Debord ; derrière la caméra : André Mrugalski, chef opérateur.

« Il n’y a pas de film. Le cinéma est mort. Il ne peut plus y avoir de film. Passons, si vous voulez, au débat. » Rien à voir, mais tout à dire, semblent crier ces mots, échappés deHurlements en faveur de Sade. Nous sommes en 1952 : curieuse entrée en matière pour un premier film ; d’emblée, la voix prime sur l’image, absente. C’est sur ce mode nihiliste que Guy Debord, chantre d’un « terrorisme cinématographique », fait ses armes à l’écran. Son film ne contient aucune image : une bombe les a détruites, laissant, en guise de décombres, une alternance d’écrans blancs doublés d’une bande-son, et d’écrans noirs muets, menaçants. Une table rase tout avant-gardiste, pendant du Carré blanc sur fond blanc, de Malevitch, ou des assourdissants silences de John Cage.

Mais Debord n’en reste pas là : ses courts métrages suivants, Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps (1959) et Critique de la séparation(1961), expérimentent la technique du détournement, pointe acérée de la critique situationniste. Toute son œuvre cinématographique détournera ainsi des images existantes (publicités, actualités, extraits de films, etc.), en les accompagnant de ses mots à lui. Voir, ici, c’est lire ou écouter – le panache des titres le dit assez. Les scripts des trois premiers films composent un livre bien nommé, Contre le cinéma (1964). Le cinéma, qui repose sur la passivité du spectateur, est l’antre de la société du spectacle. Anéantir le cinéma et renverser la société ne forment qu’un seul projet, esthétique et politique.

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Publicité pour des maillots de bain, La Société du spectacle, 1973. Debord y a apposé des calques avec des indications de recadrage pour son film.

Galvanisé par sa rencontre avec le producteur Gérard Lebovici, Guy Debord adapte en 1973 La Société du spectacle (1967), et fait la nique à Eisenstein qui, lui, avait échoué à porter à l’écran Le Capital, de Marx… Le commentaire du film est entièrement composé d’extraits de l’ouvrage, déclamés sur fond d’images d’archives : le fétichisme de la marchandise s’incarne ainsi dans des photos de filles en bikini. Unique théoricien cinéaste, le stratège se veut aussi critique en chef, quand il verrouille la réception de son film dansRéfutation de tous les jugements, tant élogieux qu’hostiles, qui ont été jusqu’ici portés sur le film « La Société du spectacle » (1975) !

Cette guerre connaît un coup fatal : suite à l’assassinat de Lebovici en 1984, Debord interdit toute projection de ses films, redoublant la mise au tombeau qu’ils constituaient déjà. De longues années de purgatoire s’ensuivent. « Le cinéma de Debord est en partie constitué par l’aura de son invisibilité », note le cinéaste Olivier Assayas, qui joua un rôle majeur dans la redécouverte des films de l’insurgé, projetés à Venise en 2001, et réunis en 2005 dans un coffret DVD.

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In girum imus nocte et consumimur igni, de Guy Debord, 1978.

Noire et blanche, l’œuvre fantomatique de Debord est un mélange inouï de proférations sentencieuses, assassines, et d’émotion lyrique, proprement élégiaque. De cet écrin, le film ultime In girum imus nocte et consumimur igni (1978) se révèle le secret joyau. Ce titre palindrome – à lire dans les deux sens – signifie en latin « nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes dévorés par le feu ».

Le long métrage réaffirme une radicalité souveraine – « Je ne ferai, dans ce film, aucune concession au public » – en dessinant une perfection circulaire, retour autobiographique sur son parcours de révolutionnaire et lettre d’amour au Paris perdu de sa jeunesse. Constellée par les motifs de l’eau et du feu, par de longs extraits des Enfants du paradis, des Visiteurs du soir et de La Charge de la brigade légère, par des travellings originaux de la lagune de Venise, la révolution opérée par ce film est « à reprendre depuis le début ». Aucun bonus n’est donc possible, sinon une diabolique bande-annonce : « Au moment de créer le monde, j’ai su que l’on y ferait un jour quelque chose d’aussi révoltant que le film de Guy Debord intitulé IN GIRUM IMUS NOCTE ET CONSUMIMUR IGNI ; de sorte que j’ai préféré ne pas créer le monde. » Signé : Dieu.

Presse confusionniste (Juliette Cerf, Télérama n° 3297, 23 mars 2013)

 

Philippe Sollers : “Debord est une bibliothèque ambulante”

Entretien | À l’occasion de l’ouverture de l’expo sur Guy Debord à la BnF, nous avons rencontré l’écrivain Philippe Sollers, qui le considère avant tout comme un métaphysicien.

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Guy Debord, Aubervilliers. Au fond, les Grands Moulins de Pantin [1952].

Il existe, entre Guy Debord et vous, des points de rencontre : l’importance des lectures, une clandestinité revendiquée, l’intérêt pour la stratégie militaire…

Le point de rencontre, s’il y en a un, c’est la question du style. Non pas dans l’écriture, mais dans la façon de vivre. La phrase de Debord que je préfère et que je réemploie volontiers, c’est : « Pour savoir écrire, il faut avoir lu, et pour savoir lire, il faut savoir vivre. » Guy Debord a fait de son existence tout entière, avec un acharnement remarquable, jusqu’à la suppression de soi, une épreuve de liberté constante.

En n’adhérant jamais à rien, et en restant toujours dans une position de clandestinité, autrement dit de guerre. Ce qui est impressionnant, chez lui, c’est cette fermeté, cette tenue. Ses façons de procéder sont absolument différentes des miennes – je n’ai pas choisi, comme lui, la position du retrait, plutôt celle de l’utilisation à haute dose de la technique médiatique, mais le but est le même.

Comment définiriez-vous la guerre de Debord, quel est l’ennemi ?

L’ennemi, c’est le formatage des cerveaux, l’ignorance, l’analphabétisme virulent. « En poésie, c’est toujours la guerre », disait déjà Mandelstam.

L’importance des citations, dans l’élaboration de vos textes, vous est aussi commune. Citer un auteur, un poète, cela prouve, écrivez-vous, « une certaine continuité secrète et claire de l’Histoire et du temps » [Lire La Guerre du goût, Discours parfait…]

Debord est une bibliothèque ambulante. Sa culture est considérable, son art des citations le prouve. C’est aussi un grand poète. L’écriture de Debord, c’est de la grande prose, venue des maîtres du genre qu’il connaît par cœur : Saint-Simon, Retz, Bossuet… La poésie pense davantage que la philosophie, je le crois vraiment. La vision du monde et de l’Histoire de Guy Debord passe par la littérature, la pensée poétique. Ont compté pour lui Dante, Shakespeare, Cervantès, les historiens grecs, les poètes chinois. Et, du côté des écrivains français, Villon, Montaigne, évidemment Lautréamont…

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Quel est, selon vous, le grand malentendu sur Guy Debord ?

On en fait un sociologue, ou un idéologue politique, alors qu’il est un grand écrivain métaphysique, voilà le grand malentendu. C’est un métaphysicien, et ce qui l’intéresse, donc, c’est la question du temps. Et celle de l’espace. Le corps de l’individu dans le temps et dans l’espace.

La faculté de la poésie à inventer une façon singulière d’être dans le temps, à proposer une autre vision de l’Histoire, où les morts peuvent être plus vivants que les vivants. Tout cela est sévèrement réprimé par l’ignorance contemporaine. On a accusé Debord d’être complotiste, paranoïaque. Mais, bien sûr, il y a complot ! De la marchandise, contre l’intelligence. Debord évoque à ce sujet le diable, « l’adversaire » – c’est en cela qu’il est métaphysicien.

Presse confusionniste (propos recueillis par Nathalie Crom, Telerama.fr, 26 mars 2013)

 

Guy Debord, pensée classée

Critique Fonds. À la BNF François-Mitterrand débute aujourd’hui une exposition des archives de l’écrivain gourou situationniste. Une première.

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Un photomontage de 1958 issu de l’ensemble des Chutes de phrases (après Mémoires).

Nota bene : tout a commencé par un arrêté paru au Journal officiel en date du 29 janvier 2009, qui a classé les archives de Guy Debord (1931-1994) « trésor national ». La manœuvre d’État visait à éviter la fuite du beau lot vers l’université américaine Yale, qui le guignait. La Bibliothèque nationale de France (BNF) a acquis le fonds, via le mécénat, de la veuve du situationniste, Alice Debord. Le paradoxe reste entier : un ennemi de la société, des distinctions et des promotions, bien au chaud dans une institution « spectaculaire ». Chacun peut y aller de ses arguments, pour ou contre. Mais quatre ans après les faits, une exposition dévoile le legs debordien. On peut gloser : l’étendue du désastre ou de la découverte est là, de visu et in situ.

Slogans. C’est une première « rétrospective » de l’écrivain, poète, cinéaste, de l’inclassable figure qu’était Guy Debord, après une poignée d’expositions sur le mouvement situationniste. Dans le catalogue [« Guy Debord, un art de la guerre », dir. par Emmanuel Guy et Laurence Le Bras, Gallimard, 224 pp., 39 €], Fanny Schulmann raconte l’inauguration ratée ou réussie, toujours selon l’angle d’attaque, de celle au centre Pompidou, en février 1989. Le soir même du vernissage, les employés de l’établissement en grève distribuaient un tract reprenant les slogans et l’imagerie situationniste pour dénoncer leurs conditions de travail. « L’événement résonne avec force pour qui comprend la tension inhérente à tout projet d’exposition au sein d’une institution patrimoniale d’un mouvement tel que l’IS [l’Internationale situationniste, ndlr] », écrit-elle. Détourneurs détournés…

Exposer Debord, c’est dépasser l’antithèse contenue dans l’association des deux mots, oui mais comment ? L’auteur de la Société du spectacle (1967) y a finalement lui-même contribué. Premier archiviste de son œuvre, il a compilé, rangé, classé pour une postérité. « Il y a une continuité dans les avant-gardes au XXe siècle dans la volonté de conserver sa propre archive, de faire sa propre histoire au sens matériel », estime le philosophe Patrick Marcolini, auteur d’une histoire intellectuelle du situationnisme [« Le Mouvement situationniste, une histoire intellectuelle », L’Échappée, 338 pp., 22 €]. Ainsi Debord racontait-il en octobre 1994 à son ami Ricardo Paseyro : « Nous avons fait le tri, brûlé une masse de papiers inutiles et gardé ici à la disposition de mes lecteurs tout ce qui importe. » Le 30 novembre, Guy Debord atteint de polynévrite alcoolique, se suicidait dans sa maison de Champot (Haute-Loire).

Premier challenge auquel se sont confrontés les commissaires de l’exposition : briser l’image du révolutionnaire aux cheveux hirsutes et misanthrope. « Rendre aimable quelqu’un qui n’a rien fait pour l’être », résume Emmanuel Guy. Donner de la chair, sans trop en faire, à un théoricien froid et fuyant. Éviter le fétichisme de mauvais aloi et donc exit la table de travail, celle sur laquelle fut rédigée la S de S, la veste en tweed, les lunettes et la machine à écrire. Pour incarner l’homme, un prologue montre le contexte désœuvré de sa jeunesse, les lieux de déambulation parisienne de cet adepte de la psychogéographie et les images en noir et blanc d’un Saint-Germain-des-Prés du début des années 50, où sévissait alors l’Internationale lettriste et l’écho du « Ne travaillez jamais ». Tout au plus, en fait d’objets personnels, y découvre-t-on ce fascinant plateau du Jeu de la guerre, matérialité de la double hélice interne de son inventeur, le stratège et le joueur (lire ci-contre). Le cœur, le centre en fusion de l’œuvre, tient dans la masse de fiches de lectures cartonnées, près de 1400 au total, compilées depuis 1954 jusqu’à la fin de sa vie.

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Fiche de lecture de Debord.

Réservoir. Un ensemble inédit, mis en scène sur de longues colonnes de Plexiglas, dans un ovale au centre de l’exposition de la BNF. Une bibliothèque portative et intérieure, à côté de l’autre, la matérielle qui a été écrémée, modifiée au cours de ses nombreux déménagements. Debord avait organisé thématiquement ces fiches dans des chemises vertes cartonnées. Ce grand lecteur de Clausewitz, Hegel ou encore Machiavel n’annotait jamais ses livres et reportait sur ces petits rectangles de bristol citations et commentaires qui constituaient ensuite la matière première de ses écrits. Un tiers concerne la stratégie et l’histoire militaire, mais il y a aussi un dossier, « Poésie etc. » Un aperçu émouvant de la sensibilité de l’écrivain. « C’est comme si on se penchait sur l’épaule de Debord, commente la commissaire de l’exposition Laurence Le Bras. L’histoire de la pensée défile sous nos yeux, avec toutes ses références, y compris celles non réutilisées. » Un réservoir d’où tout émane, et vers lequel il revient tout au long de sa vie. « En 1988, renchérit Patrick Marcolini, il commente une fiche rédigée en 1954 : “En 1954, j’étais bien optimiste.” »

Support de mémoire et aussi source de détournement, l’une des pratiques d’écriture « situ » par excellence. Debord prélève dans des textes des phrases qui feront sens mises bout à bout, ou modifiées d’un terme. Parfois, il griffonne même en marge un enthousiaste « dét ! » pour détournement. Sa façon à lui de prendre au spectacle ce que le spectacle a pris.

La Société du spectacle est ainsi un ouvrage théorique mais aussi un collage littéraire avec du Lautréamont, du Marx, etc., dialoguant sous la surface. Dans l’inventaire des fiches présentées, on perçoit parfois des élans romantiques, loin de l’image du Debord froid. « Nous étions couchés ici dans les ténèbres bruissantes, nous cherchions l’entrée du monde », pioche-t-il dans les Réprouvés, d’Ernst von Salomon.

Distance. L’exposition peut paraître parfois ardue au néophyte, mais le visiteur y trouve, en parallèle à une histoire intellectuelle et aussi collective, celle d’une vision inflexible, sérieuse et ludique de la société et de ses kystes. Elle instaure une distance historique avec un personnage connu pour avoir suscité une postérité mimétique et intransigeante. Debord copiait aussi Don Quichotte. « Ami Sancho, lui dit-il, apprends que ciel m’a fait naître pour ramener l’âge d’or en ce maudit siècle de fer ; c’est pour moi que sont réservées les grandes actions et les périlleuses aventures. »

Tactiques sur un plateau

Le « Jeu de la guerre », conçu en 1956 par l’auteur, friand de stratégies, est l’emblème du parcours de la BNF.

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Alice et Guy Debord jouant au Jeu de la guerre, en août 1987.

C’est le « clou », comme on le dit d’un spectacle… Un ensemble indéniablement prenant de l’exposition, dans lequel semblent se côtoyer l’enfance et la rouerie, la stratégie et le jeu, la révolution et la théorie. Au centre de la salle, aux côtés de soldats de plomb, l’un des cinq exemplaires — fait maison, en 1978 — du Jeu de la guerre, avec ses 34 pièces. Dans une note inédite et non datée, Debord reconnaît : « J’ai un côté tout à fait puéril, et je m’en réjouis : les cartes, les kriegspiel, les soldats de plomb. J’ai aimé aussi des jeux plus grands : l’art, les villes, le bouleversement d’une société. »

Pions stylisés. L’un des enseignements des archives Debord tient dans la découverte de l’ampleur que prenait chez lui le goût de la stratégie militaire. Un tiers des fiches de lecture sont regroupées sur ce thème, comme un tiers de sa bibliothèque. Et dès 1956, il imagine ce jeu de stratégie, plutôt de guerre de mouvement, avec un plateau de cuivre et des pions stylisés. Les deux adversaires doivent placer leurs pions en début de partie sans connaître le plan de l’ennemi, contrairement aux échecs [« Le Jeu de la guerre, relevé des positions successives de toutes les forces au cours d’une partie », avec Alice Becker-Ho, éditions Gérard Lebovici, 1987.]. Son principe : « Le but de chaque camp est la destruction du potentiel militaire de l’autre. Ce résultat peut être obtenu soit par la destruction de toutes les unités combattantes, soit par la prise des deux arsenaux de l’ennemi. »

Les 500 cases du plateau sont structurées par des lignes de communication qui rayonnent à partir de certaines pièces. Une tactique alternative, détaille Emmanuel Guy, dans un article du catalogue de l’exposition, « consiste à paralyser l’armée ennemie en rompant ses lignes de communication ». Un pion s’en écarte et il devient inutilisable. Les exclus du mouvement situationniste sont comparables à ces pièces, jugés inaptes à poursuivre le combat lorsqu’ils s’éloignaient du projet défini collectivement.

Métaphore. En 1965, Guy Debord dépose les règles de son jeu à la Spadem (Société de la propriété artistique des dessins et modèles) en ajoutant une mention particulière : « Ce jeu est destiné d’abord au courant situationniste international, pour qu’il s’y exerce à la dialectique, à toutes fins utiles. »

Comme quoi le passe-temps servait de métaphore à la contestation. En 1978, une version plus légère du Jeu de la guerre, avec un plateau en tissu et pions de bois, a été brièvement commercialisée par la Société des jeux stratégiques et historiques créée pour l’occasion par Gérard Lebovici.

Presse confusionniste (Frédérique Roussel, Liberation.fr, 26-27 mars 2013)

 

La BNF ne change pas Debord

Il l’avait prévu, la BNF l’a fait : l’exposition consacrée à Guy Debord, fondateur du mouvement situationniste, marque l’arrivée au sein de la culture officielle du plus inspiré de ses détracteurs. Malentendu ou réconciliation ?

« Paris, 2013, sur les quais de Seine, Guy Debord, classé Trésor National, entre pour de bon dans le spectacle (…). Mais avec lui, pour le combattre encore, l’art de la guerre ».  C’est dit ! Dans la manière dont ils présentent leur exposition, les commissaires Laurence Le Bras, conservateure au département des Manuscrits, et Emmanuel Guy, chargé des recherches documentaires, savent qu’ils foncent tête baissée dans un paradoxe. L’auteur de La Société du Spectacle, mort en 1994, n’aurait pas accepté sans rire que ses archives soient classées « Trésor National », comme ce fut le cas en janvier 2009. Aurait-il vu d’un meilleur œil leur achat par la BNF en 2011 ? Sans doute. Car Guy Debord était non seulement un révolutionnaire, mais également un écrivain, un cinéaste et un penseur. Et il faut bien qu’une œuvre soit quelque part, pour qu’on puisse l’étudier ou la découvrir.

Quelle guerre fait-on ?

On connaît la première thèse que soutient son livre fondateur, publié en 1967 chez Buchet et Chastel : « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. » C’est contre cette dérive, qui nous conduit à regarder nos vies défiler selon des schémas esthétiques imposés, que Guy Debord a mené sa guerre – une guerre, donc, perdue d’avance, vouée à l’échec, terminée avant même d’avoir commencé. À quoi bon une lutte déjà perdue ? « Il ne faut pas admettre les choses », remarque-t-il dans les myriades de notes qui pleuvent dès l’entrée de l’exposition. L’enjeu est d’imaginer une forme de vie plus satisfaisante, plus active, au-delà du spectacle. Adolescent, Debord ne présentait-il pas sa réussite au bac comme une défaite ? « Le divin Met et Guy-Ernest Debord ont la douleur de vous faire part de leur brillant succès aux épreuves du baccalauréat 2e partie. Fleurs fraîches seulement. »

La promenade

S’il naissait aujourd’hui, Guy Debord serait peut-être le théoricien d’un « art de l’échec » ; né en 1931, il trouva plutôt dans la lecture de Marx, prolongée par ses rencontres au sein de l’Internationale Lettriste, l’espoir d’un avenir autre – déjouant le Spectacle. Mais de tracts en œuvres expérimentales (il fut l’ami du peintre  Asger Jorn et réalisa plusieurs films), ce que ressent le visiteur d’aujourd’hui est surtout un équilibre ténu entre l’humour et l’érudition, la légèreté et l’ambition, que l’on n’avait pas vu depuis Dada et les Surréalistes. Réparti entre Debord et ses compagnons de route, l’art du détournement ne connaît pas de limites : par la magie des sous-titres, René Viénet transforme des films pornographiques (Les filles de Kamaré) ou de propagande (Chinois, encore un effort si vous voulez être révolutionnaires) en manifestes philosophiques. Plus tard, il détournera les comics en leçon de dialectique. Dialogue entre deux cowboys dans un roman-photo d’André Bertrand : « De quoi tu t’occupes exactement ? – De la réification. » Plus bas, une autre bulle : « Non, je me promène. Principalement, je me promène. »

Le jeu

Dans ce contexte, la guerre et la révolution deviennent peu à peu des notions théoriques dont l’application politique (la participation aux mouvements de mai 1968) ne convainc que ses « acteurs ». Ainsi, le conflit s’évapore en un « Jeu de la guerre », conçu dès 1956 comme une variante étrange au jeu d’échecs, et qu’on ne saurait réellement prendre pour un appareil d’entraînement à la stratégie. Le sérieux de l’œuvre de Debord et de ses compagnons est ailleurs. Sa proposition contient son propre repli et sa propre issue : le sujet sentant, lisant, pensant, écrivant. Car une fois les rêves révolutionnaires mis en sommeil, apparaît l’extraordinaire fécondité des rêveurs. Ce sont leurs créations, commentées entre autres par  Olivier Assayas, que l’on approfondit dans le catalogue ; ce sont leurs conditions de vie que l’on découvre dans le roman où Michèle Bernstein, première épouse de Debord et co-fondatrice de l’Internationale Situationniste, qui décrit leur quotidien en parodiant le Nouveau Roman. Mais Guy Debord l’a annoncé : « Pour savoir écrire, il faut avoir lu, et pour savoir lire, il faut savoir vivre ».

Presse confusionniste (Maxime Rovere, Evene.fr, 27 mars 2013)

 

Guy Debord à la Bibliothèque nationale de France

L’exposition « Guy Debord, un art de la guerre » ouvre ses portes à la Bibliothèque nationale de France à Paris, site François Mitterrand, à partir du 27 mars. Elle présente les archives de ce fondateur des mouvements d’avant-garde : l’Internationale lettriste (1952-1957), et l’Internationale situationniste (1957-1972).

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Un Trésor national. La Bibliothèque nationale de France expose les archives de Guy Debord, du 27 mars au 13 juillet 2013. Classées Trésor national en 2009, ces archives sont entrées dans les collections du département des manuscrits de la BnF en 2011.

L’exposition présente une sélection de 600 fiches de lecture rédigées par Guy Debord, et 400 documents, tels que des manuscrits, photographies, affiches, oeuvres et extraits sonores.

Penseur révolutionnaire, poète, artiste, directeur de revue et cinéaste, Guy Debord (1931-1994) a forgé, à travers ses oeuvres, une critique sans concession de la société moderne. Initiateur des mouvements Internationale lettriste et Internationale situationniste, il dénonce les faux-semblants de notre société et du capitalisme dans son livre La société du spectacle (1967).

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VOIR LA VIDÉO

L’exposition met en avant, outre l’ensemble inédit des fiches de lecture de Guy Debord : des photographies d’Ed van der Elsken, une galerie de portraits de 40 situationnistes, des extraits audiovisuels issus des collections de l’Institut national de l’audiovisuel (INA), les découpes de magazine préparées par Guy Debord constituant une vaste fresque du consumérisme des années 70, ainsi qu’une œuvre moins connue de ce penseur : le Jeu de la guerre.

Presse confusionniste (Culture.fr)

 

Guy Debord, la vie d’abord

Un paradoxe apparent, mais l’occasion de revoir cette pensée révolutionnaire qui revient à la mode.

Quel paradoxe ! Guy Debord exposé à la Bibliothèque nationale de France à Paris ! Lui, le fondateur de l’Internationale situationniste (IS), l’auteur du livre culte La société du spectacle (paru en 1967), le grand gourou de mai 68, le pourfendeur des institutions culturelles, le voilà fêté par l’une d’elles ! Sa vie et son œuvre devenant un spectacle ! Il en aurait déduit que, décidément, la société du spectacle et de la marchandisation de tout est capable de récupérer même ses pires ennemis.

Et pourtant, l’initiative est heureuse. La BNF se devait de montrer toutes ces archives de Debord (1931-1994) — documents, lettres, films, photos — qu’elle a achetées à prix d’or à sa veuve pour empêcher qu’elles ne partent à l’université de Yale. Pour ce faire, l’État français a dû qualifier de “Trésor national” l’œuvre d’un homme qui n’a eu d’autre objectif toute sa vie que de nuire à l’ordre établi ou, du moins, de ne rien lui concéder.

Revoir, relire Debord, est essentiel aussi car les contestations qui se lèvent aujourd’hui un peu partout sous le nom des Indignés, d’Occupy Wall Street ou, dans la foulée du livreL’insurrection qui vient, se réclament toutes de Debord. Même si ces jeunes n’ont pas tous lu Debord, difficile d’accès, ils en connaissent l’essence : la société a été mangée par le spectacle, tout est devenu marchandise, nous empêchant de mener notre propre vie. La culture, la politique se sont éloignées de notre expérience directe, nous sommes aliénés. Et la société des loisirs et de la consommation ne nous offre pas de libertés supplémentaires, mais, au contraire, rien que des besoins factices qui nous éloignent encore plus du monde et tue toutes les utopies collectives (lire notre encadré).

On ne peut pas nier que la grille debordienne reste indispensable pour analyser, par exemple, le succès phénoménal et si long d’un Berlusconi ou les dérives de certains médias.

L’art de la guerre

L’exposition est chronologique et se termine sur un étonnant “Jeu de la guerre” inventé par Debord, car l’écrivain et philosophe était un fou de stratégie militaire. Il avait lu Clausewitz et Machiavel. L’exposition s’intitule “Un art de la guerre” car, pour lui, la révolution se mène comme une guerre.

Bien sûr, exposer un penseur est rarement “peps”, même si lire ses pamphlets, voir ses films et interviews, peut être jouissif car Debord et son clan (il était un chef de meute), maniaient l’ironie, l’humour, comme Dada et les surréalistes quand ils étaient révolutionnaires. Il y a une fraîcheur et une insolence réjouissantes dans cette époque et l’expo permet de la voir comme si on était derrière l’épaule de Debord.

Détournement

Guy Debord est né en 1931, à Paris. En 1953, à 22 ans, il écrit en lettres capitales sur un mur : “Ne travaillez jamais !”, son premier geste d’opposition à une société qu’il juge aliénante et répressive par essence. Vite, on découvre au centre de l’expo 600 petites fiches de lecture placées sur des murs de plexiglas, écrites en pattes de mouche (choisies parmi 1400 fiches retrouvées). Guy Debord a énormément lu et, chaque fois, il annotait non pas les livres mêmes, mais des fiches. Il disait : “Pour savoir écrire, il faut avoir lu. Et pour savoir lire, il faut savoir vivre.” Toutes ses théories renvoient chacune à la vie, à la jouissance de sa propre vie.

Il fonda deux mouvements d’avant-garde : d’abord, l’Internationale lettriste (1952-1957) et, ensuite, l’Internationale situationniste (1957-1972). Au départ, il s’attaque à l’art et au cinéma qu’il estime morts. Un de ses premiers films montre des écrans noirs et un texte off. L’art est trop coupé des situations vécues. Il prône le détournement de l’art et des images (à la fin de l’expo, on voit deux films formidables de René Vienet, des années 70, avec des images de propagande chinoise dont les dialogues ont été détournés de manière hilarante).

De la contestation de l’art, Debord passera à la contestation de la société. Sur un mur, on découvre les noms les plus importants de l’histoire de l’Internationale situationniste comme Michèle Bernstein, la première épouse de Debord, Asger Jorn et Constant, venus de Cobra, le peintre belge Maurice Wyckaert et, bien sûr, Raoul Vaneigem, celui qui fut avec Debord le grand gourou de mai 68 avec son livre culte, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations et qui continue encore aujourd’hui le combat d’idées (lire notre interview en janvier dernier dans La Libre Belgique). Vaneigem démissionna en 1970 de l’IS.

Général et situationniste

On note aussi la présence d’un homme étonnant, Piet de Groof, alias Walter Korun, proche de Cobra, situationniste et pourtant général de l’armée de l’air belge ! Il connut son moment de gloire à l’Expo 58 de Bruxelles quand il organisa, avec Debord, un “attentat”. Ils imaginèrent d’abord un labyrinthe géant dans le parc royal pour que les visiteurs s’y perdent. Ils choisirent finalement de rédiger un tract vengeur à lâcher contre un colloque international consacré à la critique d’art et organisé pour l’Expo 58. “Disparaissez, critiques d’art, imbéciles partiels, incohérents et divisés ! Vous avez à faire l’étalage, dans ce marché, (de) votre bavardage confus et vide sur une culture décomposée. Vous êtes dépréciés par l’Histoire. Même vos audaces appartiennent à un passé dont plus rien ne sortira.” Signé Debord, Jorn et Korun. Ils lancèrent ce brûlot en pleins débats, le dispersèrent dans les airs à Bruxelles et le collèrent (!) en plein sur les tableaux d’une exposition organisée pour ce colloque.

Malgré ce fait d’armes, en 59, Guy Debord exclut Piet de Groof quand il apprit qu’il était aussi militaire. Debord n’avait rien à envier à Breton en matière d’exclusions.

Il n’y eut en tout qu’une poignée (quelques dizaines) de personnes à être membres de l’IS et à participer à leurs conférences, dont celle d’Anvers en 1962. Mais leur revue soignée, leurs idées, leur sens du “marketing”, les livres de Debord et Vaneigem, ont eu une influence bien plus importante. On rappelle à l’expo le rôle du livre De la misère en milieu étudiant (y compris la misère sexuelle) qui fut distribué en 1966 à l’Université de Strasbourg : “L’étudiant se croit libre, révolté, bohème, alors qu’il ne fait qu’apprendre à se conformer au système pour ensuite y prendre part.” Ce fut le galop d’essai qui donnera ensuite les Enragés de Nanterre, mai 68 et ses slogans sur les murs. Mais les Enragés situationnistes furent vite évincés par les trostkystes et autres groupes d’extrême gauche.

En 1972, Debord mettait fin à l’IS. Il ne cessa pas cependant de combattre jusqu’à son suicide en 1994, pour échapper aux souffrances d’une polynévrite alcoolique.

Presse confusionniste (Guy Duplat, LaLibre.be, 29 mars 2013)

 

GUY DEBORD (1931 – 1994), Bibliothèque Nationale de France, du 27 mars au 13 juillet 2013

Un hommage à Guy Debord débute dans les jours qui viennent à la Bibliothèque Nationale de France et j’en découvre l’existence grâce aux articles publiés dans la presse. En lisant ceux-ci j’ai l’impression d’entendre parler d’une exposition consacrée aux fossiles du mésozoïque, probablement parce que les auteurs de ces comptes rendus sont jeunes ou en tout cas beaucoup plus jeunes que moi et que le nom « Guy Debord » leur semble enfoui dans la nuit des temps.

Ce n’est pas le cas en ce qui me concerne : plus âgé que moi sans doute Debord n’en était cependant pas moins à mes yeux, mon contemporain, à preuve que j’achetais les cahiers de l’Internationale situationniste au moment de leur parution, et non chez un bouquiniste bien des années plus tard. Je ne veux pas dire pour autant qu’il était aisé de se les procurer. Propos d’ancien combattant : seule une boutique d’art avant-gardiste dans la rue des Éperonniers les recevait à ma connaissance à Bruxelles et les volumes aux couvertures métallisées se retrouvaient dans mon sac en compagnie un jour de Julian Beck et de Jean-Jacques Lebel, un autre des Bâtisseurs d’Empire, pièce écrite par un illustre joueur de trompinette.

On nous explique aujourd’hui que Debord était ceci ou cela « par rapport à Marx ». La référence aurait paru incongrue à l’époque où il écrivait, tant il était clair que Debord était 100% hégélien. Hégélien de gauche comme Marx aussi sans doute, mais comme une branche divergente au sein de l’hégélianisme de gauche, ce qui interdit que l’un soit le disciple de l’autre, même si pour Marx par rapport à Debord, la question ne se pose pas bien entendu.

On ne sait plus rien aujourd’hui du XIXe siècle, sinon qu’on se souvient précisément de Marx et aussi de Darwin. Et ils ont du coup censément tout inventé à l’époque : on attribue ainsi à Marx en économie politique la totalité de ce qu’il a trouvé chez Adam Smith et Ricardo, et en philosophie tout ce que Hegel lui avait transmis. Les hommes sont bien avares de leur mémoire.

Quand nous ouvrons la bouche aujourd’hui, nous répétons du Debord, du Marcuse, de l’Adorno ou du Horkheimer, tout comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir. Aussi, à ceux qui parlent d’un de vous quatre comme d’un iguanodon de Bernissart, je vous le dis bien haut : « Vous êtes vivant ! »

Presse confusionniste (PaulJorion.com, 25 mars 2013)

 

Debord inédit

« Là où M. Debord a sans doute quelques qualités, ce sont justement des qualités qui l’empêchent de vivre avec son siècle ; qu’il n’a pas voulu suivre : il écrit avec force et précision, il écrit bien, il pense toujours à l’histoire, il COMPARE… ce qui est tout simplement réactionnaire. Cet ennemi du progrès qui se flatte de ne pas parler l’anglais, de ne pas conduire une automobile, qui méprise tout à fait comme non pensée rustique l’informatique, qui ne consent à manger que de la nourriture obtenue sans chimie, et cuisinée à l’ancienne, qui s’est déclaré l’ennemi de toute modernisation en architecture ou en moyens de transport, qui accepte l’avion mais déteste les aéroports, qui hait la télévision et pour finir conclut que le cinéma est devenu méprisable, s’est clairement déclaré un ennemi de son siècle. En matière de pensée et d’art, il a tenu pour néant tous les plus grands penseurs du siècle, de Sartre à Foucault, de Barthes à Lacan, et ses artistes, de Robbe-Grillet à Godard et il fait ses délices des seuls jeunes extravagants de l’Encyclopédie des Nuisances… »

(Guy Debord, manuscrit inédit « Les Erreurs et les échecs de M. Guy Debord par un Suisse impartial », reproduit in Catalogue Guy Debord, Un art de la guerre, p. 212, BNF/Gallimard).

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Presse confusionniste (JournaldeJane.wordpress.com, 21 mars 2013)

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29 mars 2013 5 29 /03 /mars /2013 18:46

Fuite d’eau : l’université populaire annulée – Hérouville-Saint-Clair

Près de 700 personnes attendaient l’ouverture des portes, hier soir. Un incident a provoqué le report de la séance.

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Le théâtre doit faire l’objet de travaux de rénovation entre juin et octobre.

Il était 18h, hier soir [18 mars], au théâtre d’Hérouville. Les 600 à 700 personnes qui s’apprêtaient à assister à l’université populaire de Michel Onfray ont été informées que la séance était annulée. En cause : des fuites d’eau.

« Avant de trouver une place dans le théâtre, il faut trouver une place pour se garer. » Occupée par ailleurs, Véronique est pourtant arrivée en retard, hier soir, à l’université populaire. Michel Onfray devait y donner une conférence sur le mouvement situationniste de Guy Debord et sur son œuvre majeure, La Société du spectacle. « Mais quand j’ai vu le parking vide, je n’ai pas trouvé ça normal, ajoute Véronique. Il n’y avait pourtant plus de neige. »

Et pour cause… Jeanne et Didier, eux, étaient dans le hall. « Après une semaine d’interruption due aux intempéries, il y avait énormément de monde. » Mais à quelques minutes de l’ouverture des portes, la nouvelle est tombée. « Le problème se situe au niveau des loges et n’a aucun lien avec la neige », indique la direction du théâtre qui parle de « vétusté des canalisations » dans un bâtiment datant de 1986. Une première fuite avait déjà été décelée en fin de semaine dernière. Mais les réparations n’avaient pas tenu.

Aucune autre manifestation n’était prévue cette semaine au théâtre qui doit faire l’objet de travaux de rénovation entre juin et octobre prochain. Pour la reprise de l’université populaire, aucune information n’était affichée sur les portes du théâtre. Didier, Jeanne et Véronique, tablaient sur deux semaines de délai. « C’est ce qu’on a entendu dire en quittant le théâtre. »

Plus d’informations sur upc.michelonfray.fr

Leur presse (Sébastien Brêteau & Jean-Luc Loury, Ouest-France.fr, 19 mars 2013)

 

Des problèmes de fuite d’eau à la BNF
Le chantier du Mk2 serait en cause.

Le site François Mitterrand de la Bibliothèque nationale de France (BNF) a connu des problèmes liés à des fuites d’eau durant la journée du mercredi 27 mars 2013. Selon plusieurs sources en interne, ces soucis techniques seraient liés au chantier du Mk2.

De nombreuses installations électriques et donc les équipements informatiques de la tour T2 ont dû être mis hors tension par mesure de sécurité. Cette situation a contraint les employés de la structure à suspendre différents services destinés au public. Voilà donc du travail pour Bruno Racine, qui vient d’être reconduit à la tête de l’établissement.

Leur presse (ActuaLitté, 28 mars 2013)

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28 mars 2013 4 28 /03 /mars /2013 09:36

Guy Debord, info ou intox ?

L’exposition que lui consacre la Bibliothèque nationale de France donne toutes les bonnes raisons d’aimer ou détester l’auteur de La Société du spectacle.

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Guy Debord, en 1954, treize ans avant la publication de La Société du spectacle.

Il y a un mystère Guy Debord. Depuis ses premières œuvres cinématographiques, qui ont fait scandale au cœur des années 1950, cet aventurier d’un genre un peu particulier a eu le don de couper l’opinion en deux. Ensuite, il y a eu une belle suite de livres qui n’ont rien arrangé… Et l’insurrection situationniste… Que de campements, que de belles marches, que de hardiesse, que de précautions, que de périls, que de ressources ! Debord a souvent raconté que c’est à cause de lui et de quelques compagnons qu’ont été déclenchés les événements de Mai 68…

Ceux qui ont suivi cette affaire dès l’origine et ceux qui la découvrent aujourd’hui sont forcément intrigués par la tenue d’une exposition « Guy Debord, un art de la guerre », inaugurée demain mercredi 27 mars à la Bibliothèque nationale de France. Une question se pose, que nous permettons de formuler avec les mots des « médiatiques », comme dirait le Maître : Guy Debord, info ou intox ? Pas un de ceux qui visitera l’exposition de la BnF jusqu’au 13 juillet, pas un de ceux qui en sortira avec l’envie de lire ou de relire La Société du spectacleCommentaires sur la société du spectacle ou Panégyrique, ne pourra éviter de se la poser à son tour.

Cette exposition est géniale en ce sens qu’elle permet de comprendre ce qui fait aimer ou haïr Debord. Car, depuis longtemps, nous sommes habitués à tous les arguments pro et contra le concernant. Pro : Olivier Assayas, Cécile Guilbert, Anselm Jappe, Jean-Claude Michéa, Philippe Sollers, Arnaud Viviant. Contra : Régis Debray, Gérard Guégan, Frédéric Schiffter, Pierre-André Taguieff…

Les arguments biographiques contre Guy Debord de Gérard Guégan, qui l’a bien connu, sont évidemment convaincants : dans son genre, il savait être ignoble — la lecture de sa correspondance en huit volumes parue chez Fayard permettant de le confirmer. Et alors ? Qu’est-ce que ça peut nous faire de savoir qu’Homère était désagréable avec ses domestiques ? Les arguments intellectuels de Régis Debray sont d’une autre nature. Dès l’origine, il a flairé le pastiche, le canular d’étudiant. À l’époque, il avait assez de lettres pour reconnaître les citations sans guillemets de Hegel ou de Marx dans La Société du spectacle — il l’a bien raconté dans Croire, voir, faire. Mais où Debray sans doute se trompe, c’est de refuser de voir que nous sommes tous des pasticheurs, tous des nains juchés sur des épaules de géants, tous des écrivains qui enlèvent les guillemets aux citations de leurs prédécesseurs. Plus haut, qui n’a pas reconnu dans cet article un développement volé à Bossuet ?

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Lecteur du cardinal de Retz, de Saint-Simon et des moralistes classiques, Debord a quand même eu le don de perpétuer la littérature française de grand style. Il était marxiste, vous allez me dire. Et alors ? Marx lui-même n’a-t-il pas emprunté une partie de ses arguments contre le capitalisme à Balzac, ce héraut du Trône et de l’Autel, deux flambeaux à la lueur desquels il a écrit laComédie humaine ?

Aristocratique et libertaire

Il faut le dire ici de manière simple et définitive. Debord avait tout prévu : la médiatisation systématique des rapports entre les personnes, la domination du secret et le secret de la domination dans les métamorphoses de l’économie marchande, les catastrophes écologiques, la disparition de la figure du monde. Il avait même prévu la récupération/neutralisation dont il serait l’objet à travers une surexposition posthume le réduisant pour les uns à un critique de la télévision et pour les autres à beau moment d’histoire littéraire.

Debord, il faut le lire, le lire et s’en régaler. Qu’importe s’il n’a pas été très charitable avec ses contemporains… C’est vrai qu’il y a un petit côté farceur chez lui — sur ce point, Régis Debray n’a pas tout à fait tort. Mais cet orgueil, cette ironie, cette insolence, c’est quand même la France !… Il incarne ce qui peut exister de meilleur chez nous : la fusion entre l’esprit aristocratique et l’esprit libertaire.

Depuis les lointaines heures de notre jeunesse, nous en savons des pages par cœur. Revisiter Hegel et Marx en écrivant comme le cardinal de Retz avec le pessimisme de l’Ecclésiaste est quand même unique. Tout cela est bien mis en scène dans l’exposition de la BnF. Depuis les dérives psychogéogra­phiques dans le Quartier latin des années 1950 à la longue errance subversive des années 1960 et 1970, Debord a toujours su, et toujours répété, qu’il n’y avait ni retour, ni récon­ciliation possible avec l’état présent du monde.

Presse confusionniste (Sébastien Lapaque, LeFigaro.fr, 26 mars 2013)

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26 mars 2013 2 26 /03 /mars /2013 18:42

À chacun son Debord

Il fallait une certaine malice pour concevoir la manifestation parisienne qui va s’ouvrir à la Bibliothèque nationale de France (BNF). Ou, au moins, le goût du défi : donner à voir, dans un temple de l’État, les archives d’un intellectuel pourtant critique de toutes les institutions et de la société en général. Tenter de cartographier une pensée polymorphe, profondément réfractaire, misanthrope, sarcastique et systématiquement dressée contre les tentatives de récupération.

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Guy Debord en 1959 sur le tournage de Quelques personnes à travers une assez courte unité de temps.

À partir du 27 mars, les visiteurs pourront donc déambuler dans l’exposition “Guy Debord, un art de la guerre”. Des centaines de fiches de lectures, des cartes, des photos, des revues, des correspondances sont agencées comme un vaste jeu de piste autour des stratégies mises au point par Debord dans sa lutte contre l’aliénation contemporaine. Le tout prélevé dans le fonds acheté par la BNF, en 2011, à la veuve de Guy Debord, pour la somme astronomique de 2,7 millions d’euros.

Chacun pourra sans doute y trouver “son” Debord, car c’est l’une des particularités de ce penseur hors normes : ses thèses et sa sensibilité ont irradié dans des directions très différentes, lui-même s’étant déplacé tout au long de son existence d’un champ à l’autre de la pensée. Qui plus est, Guy Debord a glissé de la révolution à une forme de pessimisme radical, voire de réaction, entre le début et la fin de sa vie. Si bien qu’aujourd’hui, les héritiers de cet homme qui n’en voulait pas sont nombreux, et leurs profils dissemblables.

GIMMICK

Près de vingt ans après sa mort, le 30 novembre 1994 (à l’âge de 62 ans), que reste-t-il de la pensée de Guy Debord et de l’Internationale situationniste, le mouvement dont il fut le principal fondateur ? Au-delà d’un titre de livre, La Société du spectacle (Buchet-Chastel, 1967), agité ici et là comme un gimmick par des gens qui ne l’ont pas toujours lu, de quelle manière les idées de Debord et des situationnistes ont-elles imprégné la société ?

La réponse à ces questions est forcément approximative, tant le paysage est vaste et ses lignes floues. De la philosophie à la publicité, en passant par l’architecture, l’urbanisme, l’art, la sociologie, la littérature, les “situs” ont essaimé dans des directions parfois inattendues. C’est que Debord a eu le génie de voir large et de regarder loin, précédant toujours l’époque de quelques pas. Nombre de ses thèses se sont confirmées. Comme si l’Histoire donnait raison à ce grand lecteur de Marx qui vomissait la société du spectacle — autrement dit, les rapports sociaux médiatisés par l’image et d’où toute authenticité disparaît. Debord combine deux grands types de réflexions : l’une sur le poids des “infrastructures”, puisqu’il offre une reformulation de la théorie marxiste à l’âge des médias. L’autre, sur l’aliénation et les formes possibles de la résistance du sujet. “Il a beaucoup représenté pour les penseurs critiques de la société”, affirme Bruno Racine, président de la BNF, qui s’est battu pour réunir, auprès de mécènes, la somme nécessaire à l’acquisition de ces archives.

VISION RADICALE DU MONDE

Curieusement, cette vision radicale du monde s’est infiltrée avec une remarquable souplesse dans les différentes générations qui se sont succédé depuis un demi-siècle. “Chaque époque a eu sa manière de lire Debord, observe Jean-Louis Violeau, sociologue, professeur à l’École d’architecture de Paris-Malaquais et bon connaisseur de l’œuvre du penseur. Dans les années 1970, avec une perspective révolutionnaire ; dans les années 1980, il est devenu le bréviaire des pubards ; la décennie suivante, il était celui qui ne s’était pas laissé avoir par les bobards des différents totalitarismes ; maintenant, il inspire les gens d’Occupy Wall Street et les Anonymous pour sa dénonciation de la société marchande.” Parmi ceux qui se sont inspirés de ses écrits, ont trouve Julien Coupat, l’un des auteurs du manifeste L’Insurrection qui vient (La Fabrique, 2007), mis en examen dans l’affaire dite “de Tarnac” (sabotage d’une caténaire d’une ligne de TGV), en 2008.

“Nous sommes sur la même route que nos ennemis, le plus souvent, les précédant”, avait écrit Debord, dans les débuts de l’Internationale situationniste, à la fin des années 1950. Ironie du sort, cette pensée a été recyclée par ceux qu’elle dénonçait dans les médias, la communication, la publicité. Oliviero Toscani, le fameux photographe italien qui conçut les affiches de Benetton dans les années 1980, n’hésitait pas à faire référence à Debord. Et les méthodes du “nouveau management” se sont fortement inspirées des idées liées au développement de la créativité, du projet individuel et du “tous artistes”.

“La société marchande recycle tout, souligne le romancier Morgan Sportès, qui a connu l’écrivain et qui le cite dans son roman Tout, tout de suite (Fayard, 2011). Il n’y avait pas de raison qu’elle ne recycle pas Debord !”

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“PHILOSOPHIE DU DÉSAVEUGLEMENT”

L’une des particularités des situationnistes fut d’affirmer une subjectivité radicale. Pas d’école, pas de prétention à la scientificité pour cette “pensée rude”, selon l’expression d’Emmanuel Guy, jeune commissaire associé à l’exposition de la BNF. Du coup, la transmission académique de la pensée de Debord est malaisée. “La Société du spectacleest difficile à proférer dans un espace universitaire, à cause de son caractère explosif”, explique Francis Marmande, écrivain et professeur de littérature à Paris-VII. Davantage en tout cas que les idées de Foucault, Bourdieu ou Baudrillard, autres critiques de la société contemporaine.

En philosophie, Debord ne fait plus vraiment recette, même si quelqu’un comme l’Italien Giorgio Agamben continue de s’y référer. “Les concepts de situation et de spectacle ont été repensés à la lumière des philosophies analytique et pragmatique, considère l’écrivain Christophe Hanna. En fait, Debord a surtout fonctionné comme une vigie. Il a créé une philosophie du “désaveuglement”.”

SE LIBÉRER DES CARCANS

Il est surtout celui qui apprend à voir, à se débarrasser des œillères, à se libérer des carcans. C’est vrai pour Gérard Berréby, fondateur des éditions Allia, qui a ressorti des documents situationnistes dans les années 1980, quand presque plus rien n’était disponible : “Cette pensée m’a aidé à me structurer, affirme cet homme qui avait 17 ans en 1968. Sa postérité ne se mesure pas en nombre de thèses, mais dans la manière dont elle devient un ferment pour l’action.”

Dans un autre registre, Frédéric Olivennes, directeur de la communication et du marketing images de France Télévisions, né en 1967, raconte que la lecture de Debord lui a fait comprendre qu’il était “un enfant de la société du spectacle”. Et comment ne pas être “dupe” des pièges de ce système. L’écrivaine et critique Cécile Guilbert, née en 1963, a de son côté publié un bel essai intitulé Pour Guy Debord (Gallimard, 1996), dans lequel elle met en lumière la vitalité du discours de Debord, styliste remarquable. Une force et une puissance de subversion auxquelles un écrivain comme Philippe Sollers, qui a souvent écrit sur Debord, notamment dans Le Monde, est lui aussi très sensible. Enfin, parmi les plus jeunes, les membres de la revue transdisciplinaire Gruppen revendiquent cet “héritage intellectuel indispensable pour comprendre l’époque”, selon les mots de Pierre-Ulysse Barranque, l’un de ses responsables, âgé de 29 ans.

POUR LE DÉPASSEMENT DE L’ART

Mais c’est dans le domaine artistique que la pensée de Debord exerce la plus grande influence. Car l’Internationale situationniste se voulait avant tout, un peu comme les surréalistes en leur temps, une avant-garde révolutionnaire vouée au dépassement de l’art. Debord est notamment l’auteur de plusieurs films, dont In girum imus nocte et consumimur igni (1978). Aujourd’hui, un cinéaste comme Olivier Assayas se passionne pour l’oeuvre de Debord, dont il a réédité la partie cinématographique en DVD. On ne retrouve rien du cinéma de Debord dans celui d’Assayas, rien de visible en tout cas, mais l’influence est revendiquée : “C’est une réflexion personnelle qui nourrit ma pratique de l’écriture, mon observation de la société, ma pratique du cinéma”, indique le cinéaste.

En cinéma comme dans ses textes, Debord a largement utilisé le détournement : recycler des phrases ou des images issues d’autres œuvres, non sous forme de citation ou d’hommage, mais dans le but de produire un objet nouveau. Cette pratique insolente, qui procédait d’un rejet de la propriété intellectuelle, a fait nombre d’émules dans l’art. On pourrait multiplier les exemples. En 1981, l’Américaine Sherrie Levine fait scandale : elle a rephotographié des images célèbres de Walker Evans, l’inventeur, dans les années 1930 et 1940, du “style documentaire” en photographie. En 1993, l’artiste écossais Douglas Gordon signe l’installation 24 Hour Psycho (“psychose de 24 heures”), dans laquelle il reprendPsychose, le film d’Hitchcock, mais en le ralentissant de telle sorte qu’il dure vingt-quatre heures. Enfin, la même année, Michel Hazanavicius, futur réalisateur d’OSS 117 et de The Artist, sortait Le Grand Détournement, entièrement composé de scènes empruntées au cinéma américain, assorties de nouveaux dialogues.

“DÉRIVE” URBAINE

Le détournement est aussi présent dans l’œuvre graphique et dans la cartographie chère aux situationnistes. Grand arpenteur des villes, Guy Debord vitupérait contre la ville morcelée, marchandisée. Sa conception de la “dérive” urbaine et des itinéraires non standardisés intéressent des plasticiens comme Anna Guilló, maître de conférence à Paris-I et animatrice de la revue d’art et d’esthétique Tête à tête, d’inspiration debordienne. Selon la jeune femme, les situationnistes ont des héritiers imprévus dans le street art, avec Space Invader par exemple. Les artistes de rue n’ont pas forcément lu les grands textes de Debord, mais leur façon d’élaborer des itinéraires graphiques sur les murs des villes renvoie doublement à Debord : c’est une forme de “dérive” urbaine, une manière de baliser le territoire en laissant des traces et aussi de faire descendre l’art dans la rue, comme le préconisaient les situationnistes.

Plus largement, souligne Anna Guillo, une grande partie de l’art contemporain est imprégnée de l’esthétique de la “situation” : les artistes, dit-elle, “créent des environnements comme une forme d’art. Les œuvres deviennent plus souvent des dispositifs, diffusés par Internet ou par des performances, que des objets au sens classique du terme”.

UNE POSTÉRITÉ DIFFUSE

Alors ? On peut dire, bien sûr, que la pensée de Guy Debord s’est soldée par un échec, puisque la révolution n’est pas advenue. La destruction de la société du spectacle, qu’il appelait de ses vœux dans son livre, n’a pas eu lieu. Mais cette pensée a aussi connu une postérité diffuse : elle s’est infiltrée dans la vie des individus, dans leur façon de regarder le monde, dans leur sensibilité même. Guy Debord est devenu un classique : ses textes sont publiés, ses films sont visibles et ses archives bientôt exposées.

Les plus critiques de ses admirateurs ne manquent pas d’observer que Debord avait préparé cette quasi-”panthéonisation” : il avait gardé des doubles de ses lettres et envoyé, de son vivant, une partie de ses documents personnels à l’Institut international d’histoire sociale d’Amsterdam, qui conservait les archives des mouvements révolutionnaires. N’empêche : même classique, sa pensée n’a pas perdu ses vertus corrosives. Un bâton de dynamite, en somme, qui continue de faire peur, de séduire et de fasciner bien après que son auteur a cessé de le brandir.

Presse confusionniste (Raphaëlle Rérolle, LeMonde.fr, 21-25 mars 2013)

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22 mars 2013 5 22 /03 /mars /2013 11:08

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22 mars 2013 5 22 /03 /mars /2013 11:00

 La semaine Foucault à Poitiers s’ouvre donc. Elle s’affiche odieusement sur les “sucettes” publicitaires et le “mobilier urbain” du propagandiste Decault. Foucault, natif de Poitiers, toujours boycotté de son vivant par les bureaucrates locaux, doit se retourner dans sa tombe de Vandeuvre-du-Poitou !

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Michel Foucault et Jean Paul Sartre manifestent devant l’entrée des usines Renault pour protester contre l’assassinat de Pierre Overney, militant maoïste assassiné par un agent de sécurité de Renault – 28/02/1972

Et pour cause : cet universitaire, certes non anarchiste mais communiste et partageant une critique radicale de l’autorité, n’a cessé de produire une critique sans concession des méthodes castratrices et disciplinaires des pouvoirs patriarcal, capitaliste et étatique.

Sa critique a dénoncé, avec une pertinence redoutable, les dispositifs autoritaires au sein de cette société panoptique, dont il a souligné la similarité : la caserne, l’école autoritaire, le marché culturel et artistique, l’enfermement psychiatrique et médical, la prison — il a d’ailleurs fondé le GIP, groupe d’information sur les prisons.

L’auteur de Surveiller et punir a disséqué sans concession l’histoire de la diffusion d’un pouvoir biopolitique qui atomise les individus, plongeant son contrôle inquisitorial jusque dans leurs actes les plus quotidiens.

S’il est réjouissant de voir que les universitaires à l’initiative du projet considèrent que la pensée de Foucault mérite plus que jamais d’être connue, il est dans le même temps tout à fait insupportable d’assister à la muséification de fait de cet auteur, qui prônait une pensée vivante, une pensée de combat.

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D’autant plus quand cette muséification est promue par des autorités locales, les mêmes qui mettent en œuvre à Poitiers toujours plus de gentrification, d’aliénation pseudo-culturelle, de surveillance, de stigmatisation des “marginaux”, de quadrillage des territoires à coups de coeur d’agglo et de grands chantiers inutiles, de répression par la police… et par la taule : le dispositif carcéral de la nouvelle taule de Vivonne résumant parfaitement tout ce que Foucault abhorrait.

Pour notre part, nous n’irons pas aux “événements” Foucault. Les conférences proposées ne sont sans doute pas dénuées d’intérêt… mais la meilleure façon selon nous de rendre “hommage” aux idées de ce philosophe, ne saurait certainement pas consister à lui tisser des lauriers dans le cadre d’un folklore vedettarial, vingt ans après sa mort, en vue de neutraliser le potentiel subversif de sa pensée ; mais à traduire et développer en actes, dans nos alternatives de vie et de luttes, la critique radicale commune d’une société autoritaire invivable.

Pavillon Noir, 21 mars 2013

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